Le présent n’est pas rose? L’avenir de la planète semble incertain? Heureusement, la nostalgie vole à notre secours. Grâce à elle, nous replongeons dans un passé béni où les gommes Bazooka coûtaient un sou, où les politiciens disaient toujours la vérité et où Elvis Presley était bien vivant. Le «bon vieux temps» n’a jamais eu autant d’avenir.
JEAN-SIMON GAGNÉ
jsgagne@lesoleil.com
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Un vent de nostalgie souffle sur le monde. Impossible d’y échapper. La Renault 5 reprend du service, en version électrique. (1) La multinationale Pepsi adopte un logo «à l’ancienne», clin d’œil aux années 90. L’automne dernier, le monde a eu droit à une «nouvelle» chanson des Beatles!
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Au cinéma, les reprises et les suites font la loi. Les chasseurs de fantômes [Ghostbusters] et La planète des singes sont de retour. Sans oublier King Kong et Godzilla, reconvertis en superhéros...
En banlieue de Tokyo, le parc thématique Seibuen propose un voyage dans le temps, pour retrouver le Japon des années 60. Même les prix sont ceux de l’époque! Un exploit que la publicité compare à celui de remettre le dentifrice dans son tube!
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Le Québec n’échappe pas à la vague. Ici, la fièvre du groupe les BB se propage. La petite vie triomphe à nouveau. La musique d’Harmonium ressurgit en version symphonique. À 81 ans, Michel Fuguain repart en tournée.
Cette année, la ville de Québec s’impose comme la capitale incontestée de la nostalgie. Pas moins de 17 spectacles hommages sont présentés au Théâtre Capitole. (2) Un premier festival de musique Nostalgie aura lieu en juillet, à l’Agora du Vieux-Port.
La bouffée de nostalgie touche même le théâtre. Depuis deux ans, une adaptation du téléroman Symphorien connaît un succès retentissant à travers le Québec. Près de 40 ans après la diffusion du dernier épisode, à la télévision!
Rendu là, il n’est pas exclu qu’on ramène l’émission Les Tannants. On se demande déjà le nom du brave qui tombera dans la piscine, à la place du défunt Roger Giguère...
La nostalgie est-elle plus répandue qu’auparavant? Ça se discute. Durant les années 1970, les États-Unis se passionnaient déjà pour... les années 50. En 1970, un célèbre critique musical américain avait même décrété la mort du rock. Selon lui, la musique cessait d’être bonne à partir de 1968. (3)
Sorti en 1978, le film Grease témoigne de cette fascination pour les «fifties», une époque jugée plus heureuse. Un monde idéal où les jeunes pensaient à tout, sauf à fumer de l’herbe et à se révolter contre leurs parents.
Les plus âgés se souviendront de la série télévisée Happy Days [Les jours heureux], qui rendait hommage aux années 50. Dans un épisode célèbre, le gentil Ritchie Cunningham fait enrager son papa républicain en votant pour les démocrates. Un scandale!
Rassurez-vous, tout finit par s’expliquer. Ritchie ne cherche pas à défier l’autorité paternelle. Jamais de la vie! Il veut seulement plaire à une fille! Fiou! L’honneur est sauf! Le jeune polisson est pardonné. Pour cette fois. (4)
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Curieusement, la nostalgie telle que nous la connaissons constitue une création récente. Pendant longtemps, le mot servait à décrire le «mal du pays». En 1688, un jeune médecin la décrit comme une maladie potentiellement mortelle. (5)
Heureusement, la nostalgie semble curable. On suggère de la traiter avec de l’opium! (6)
Il faut attendre les années 1960 pour que la définition actuelle de la nostalgie entre dans les dictionnaires. «La nostalgie n’est décidément plus ce qu’elle était», constatera l’actrice Simone Signoret, dans son autobiographie parue en 1976.
Avec le temps, la nostalgie évolue. Elle cesse d’être perçue comme une chose négative. À petite dose, elle aiderait à combattre la solitude, l’ennui et l’anxiété. Des études récentes en psychologie suggèrent qu’elle favorise l’optimisme. (7)
Certains psychologues prétendent que le sentiment de nostalgie peut littéralement vous réchauffer, dans un endroit glacé. (8) Euh, pour reprendre l’expression consacrée, il est déconseillé de reproduire l’expérience à la maison...
«En matière de publicité, la nostalgie constitue une arme redoutable, explique Luc Dupont, professeur de communication à l’Université d’Ottawa. […] Le passé dispose de plusieurs avantages. D’abord, on peut l’enjoliver, l’idéaliser. Ensuite, il est prévisible parce qu’il est terminé.» (9)
«Dans sa biographie, l’ancien gardien Ken Dryden écrit que le meilleur hockey [...], c’est celui de notre enfance, rappelle M. Dupont. Pour un petit garçon des années 70, les exploits de Bobby Orr ou de Guy Lafleur sont inégalables. Il les revoit toujours avec ses yeux d’enfant.»
«Avec le temps, la mémoire reconstitue le passé, poursuit M. Dupont. Elle garde le meilleur. Je conserve d’excellents souvenirs des Nordiques du temps de l’Association mondiale [AMH], dans l’ancien Colisée. J’ai oublié à quel point certains joueurs tiraient de la patte, en troisième période.»
«De la même manière, on ne pense plus aux nombreux spectateurs qui fumaient dans le vieux Colisée. En troisième période, un véritable nuage de smog flottait au-dessus de la patinoire. On voyait à peine le tableau indicateur!»
De nos jours, la musique s’impose comme un puissant moteur de nostalgie. Quand on demande aux Américains quelle période musicale ils préfèrent, à peine 8% choisissent les années actuelles. Plus de 40% optent pour les années 1980. (10)
En 2022, 72% de la musique écoutée en streaming aux États-Unis datait d’au moins 18 mois. Souvent beaucoup plus. Les 200 chansons les plus populaires de l’année ne représentaient que 5% des écoutes… (11)
Les médias sociaux contribuent à la tendance. La seconde vie de la chanson Dreams, de Fleetwood Mac, en fournit un exemple. À la fin de 2020, une vidéo diffusée sur TikTok la ramène au premier plan. Quarante-trois ans après sa première diffusion, Dreams grimpe jusqu’au 7e rang du palmarès Billboard.
Par moment, la nostalgie frôle l’incident spatio-temporel. Le 22 mars, à Trois-Rivières, un spectacle-hommage au groupe Styx se produisait au cabaret de l’amphithéâtre Cogeco. Le 22 mai, exactement deux mois plus tard, le vrai groupe Styx, fondé il y a plus de 50 ans, jouera dans le même amphithéâtre!
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Selon une étude du groupe Deezer Research, le consommateur moyen cesse d’écouter de la nouvelle musique peu après l’âge de 30 ans. Notre «ouverture» à de nouvelles expériences musicales attendrait un sommet vers 24 ans, pour décliner par la suite. (12)
L’animateur de radio à 98.9 Énergie, Mike Gauthier, ne s’étonne pas de ce genre de statistiques. «À partir de 30 ans, tu as moins le temps de faire des découvertes. Souvent, il y a les enfants, le travail et toutes sortes d’obligations. Tu te nourris des chansons d’une époque où tu te sentais plus libre, plus disponible...» (13)
«La musique agit comme une odeur qui te ramène dans le temps, explique celui qui se fait surnommer «Stéréo Mike». Comme l’odeur des tourtières de grand-maman. Moi, chaque fois que j’entends la chanson My Sweet Lord, de George Harrison, je me retrouve à la patinoire, durant mon enfance, dans Portneuf.»
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Comment expliquer l’attrait actuel pour le passé? Le vieillissement de la population joue un rôle. En 1956, la moitié des Québécois étaient âgés de moins de 25 ans. Aujourd’hui, le même groupe d’âge représente à peine 26,5% de la population. (14)
Reste que l’âge n’explique pas tout. Même les jeunes peuvent devenir nostalgiques! En 2018, un sondage Léger révélait que 57% des Québécois âgés de 18-24 ans estimaient que le Québec était mieux «avant»! En France, 30% des 18 à 30 ans se trouvent «malchanceux» d’être nés à notre époque.
En résumé, le poète Charles Baudelaire avait tout compris, lorsqu’il disait : «J’ai la nostalgie d’une époque que je n’ai pas connue.» Mais est-ce la faute des jeunes si l’air du temps fleure bon la nostalgie? Selon Nielsen Soundscan, la chanson Hotel California, des Eagles, joue toutes les 11 minutes, sur les ondes d’une radio, quelque part en Amérique du Nord.
En moyenne, cela veut dire 311 fois par jour...
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Récemment, le décès de l’ancien premier ministre Brian Mulroney a donné lieu à un déluge nostalgique. Tout à tour, le défunt a été présenté comme le dernier homme d’état, le dernier réconciliateur, le dernier visionnaire et le dernier premier ministre vert.
Avouez que cela fait beaucoup pour un seul homme...
Ça ne fait rien. Plus près de nous, les politiciens n’en finissent plus de puiser dans le «bon vieux temps». Chaque jour ou presque, le chef conservateur Pierre Poilievre parle de sa politique «du gros bon sens»? (16) Autant dire qu’il répète la devise de Preston Manning, le chef du Parti réformiste, en... 1993.
Aux États-Unis, chacun rêve de la gloire d’antan. «Make America Great Again», scande le républicain Donald Trump, âgé de 77 ans. «America is Back», réplique le démocrate Joe Biden, 81 ans. Le plus étonnant, c’est que les deux slogans remontent aux années 80. On les a empruntés à l’ancien président Ronald Reagan!
«Les États-Unis n’ont pas dépassé leur date de péremption, ce sont nos leaders qui l’ont dépassée...» (16)
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Jusqu’où peut aller le culte du passé? En Australie, un milliardaire veut reconstruire le Titanic pour refaire le voyage fatidique du navire, entre Southampton et New York. Pour plus de réalisme, il promet de fournir aux passagers des costumes d’époque!
Bref, il propose une copie conforme de la croisière de 1912, à l’exception de l’iceberg, bien entendu.
Dans son livre Le pays du passé, l’écrivain Guéorgui Gospodinov imagine un monde dans lequel la nostalgie triomphe. Chaque pays organise un référendum pour déterminer à quelle époque ses citoyens vont vivre. L’Allemagne choisit les années 80. La Suède opte pour les années 70. Et ainsi de suite... (17)
Encore une fois, la réalité aura dépassé la fiction. Quelques mois après la sortie du livre, la Russie envahit l’Ukraine. Une attaque motivée par la nostalgie de la grandeur soviétique. Le président Vladimir Poutine ne s’en cache pas. (18) «Celui qui ne regrette pas l’Union soviétique n’a pas de cœur, a-t-il dit. Celui qui souhaite son retour n’a pas de tête.»
La nostalgie actuelle a-t-elle un avenir? Dans 30 ans, est-ce que les touristes iront toujours à Graceland, la résidence d’Elvis Presley, dans le Tennessee? Est-ce que l’endroit restera la deuxième maison la plus visitée des États-Unis, après la Maison-Blanche?
Les héros sont fatigués. À New York, le chanteur Billy Joel annonce qu’il met fin à sa série de concerts «en résidence» au Madison Square Garden, amorcée en 2014. Le public en redemande, mais le chanteur de 74 ans n’en peut plus!
Billy Joel donnera donc un dernier concert le 25 juillet, après avoir fait salle comble 150 fois de suite!
On pourrait croire que la nostalgie actuelle va s’éteindre. Mais voilà qu’avec l’intelligence artificielle, tout redevient possible. On peut désormais ramener les acteurs ou les chanteurs du passé. Les sceptiques seront confondus par les nombreux concerts virtuels, notamment celui donné par des avatars du groupe suédois Abba.
«La morale de cette histoire, c’est qu’Elvis n’est pas tout à fait mort, conclut à la blague le professeur Luc Dupont. Charlie Chaplin n’a peut-être pas dit son dernier mot. Et Marilyn Monroe? Je sens qu’elle pourrait avoir de belles années devant elle...»
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Dans le sketch , quatre vieux lords anglais racontent à quel point ils étaient heureux «dans le bon vieux temps», malgré leur pauvreté extrême. Chacun en rajoute, encore et encore, pour montrer à quel point il était pauvre.
(...)
— Nous étions plus heureux dans le [bon] vieux temps, même si nous vivions dans une toute petite maison, avec de grands trous dans le toit, commence le premier.
— Une maison? Vous étiez chanceux de vivre dans une maison! Nous étions 26 personnes à vivre dans la même pièce, sans un seul meuble! En plus, la moitié du plancher manquait! Nous devions nous blottir les uns contre les autres, dans un coin, pour ne pas tomber! enchaine le second.
— Une chambre! Vous faisiez partie des privilégiés si vous viviez dans une chambre! Nous, nous étions obligés de vivre dans un corridor! assène le troisième.
— Pfff. Nous aurions rêvé de vivre dans un corridor! Assure le quatrième. Pour nous, cela aurait été l’équivalent d’un palace! Hélas, nous étions obligés de vivre dans un ancien réservoir d’eau abandonné dans un dépotoir! Tous les matins, nous étions réveillés par les cargaisons de poisson pourri que l’on nous jetait dessus!
(...)
Le quatrième conclut, en levant les bras au ciel. «Le pire, c’est que lorsque vous essayez de dire ça aux jeunes d’aujourd’hui, ils ne vous croient même pas!
Notes
(1) La Renault 5, modèle électrique «rétrofuturiste», Le Monde, 26 février 2023.
(2) Spectacles de groupes hommage au Québec : la nostalgie va frapper fort en 2024, Le Journal de Québec, 22 janvier 2024.
(3) Steven Hyden, Twilight of Gods, HarperCollins, 2018.
(4) How to Set a Nostalgic Time Loop, The New York Times, 15 janvier 2024.
(5) Thomas Dodman, Nostalgie: Histoire d’une émotion mortelle, Seuil, 2022.
(6) What If Nostalgia Isn’t What It Used to Be? The New Yorker, 20 novembre 2023.
(7) Feeling Nostalgia Is Good For Our Present and Future Well-Being, The Washington Post, 28 décembre 2023.
(8) What Is Nostalgia Good For? Quite a Bit, Research Shows, The New York Times, 8 juillet 2013.
(9) Entrevue réalisée le 13 mars 2024.
(10) Ipsos polling, 27 au 30 août 2021.
(11) Catalog Report Mid-Year 2022: Older Songs Made Up 72% of U.S. Music Consumption, Billboard, 14 juillet 2022.
(12) We Stop Discovering New Music at Age 30, A New Survey Suggests […], Business Insider, 7 juin 2018.
(13) Entrevue réalisée le 12 mars 2024.
(14) Estimations de la population selon l’âge et le genre, Québec, 1ᵉʳ juillet 1971 à 2023, Institut de la statistique du Québec, 2023.
(15) That Time Poilievre Stomped on Factual History, The Hill Times, 18 septembre 2023.
(16) Older Americans Are Dominating Like Never Before but What Comes Next? The Washington Post, 24 octobre 2023.
(17) Guéorgui Gospodinov, Le pays du passé, Gallimard, 2021.
(18) Vladimir Kara-Murza: Putin Thinks He Can Bend History to His Will, The Washington Post, 12 octobre 2023.
Design graphique et animation
NATHALIE FORTIER
Sources photos: Wikipédia, Wikimedia Commons, Envato, Archives AP et 123rf