LEURRE INFORMATIQUE

LE CRIME SOURNOIS ET INSIDIEUX

Infographie Le Soleil

Infographie Le Soleil

JUDITH DESMEULES
jdesmeules@lesoleil.com

PHOTOS LE SOLEIL
JOCELYN RIENDEAU

Ghislain Roy a envoyé des photos de son pénis à deux jeunes filles de 14 ans sur un réseau social quelconque. Du moins, il croyait qu’elles avaient 14 ans. Roy a plutôt discuté avec des policiers infiltrés pendant quelques jours. Avec ou sans réelle victime, l’homme de Saint-Raymond de 57 ans est coupable de leurre informatique.

Les policiers pincent de plus en plus de délinquants sexuels grâce à l’infiltration virtuelle. Ils personnifient de jeunes filles sur les mille et un sites ou applications qui permettent les discussions instantanées. Même si les suspects n’échangent pas réellement avec des personnes d’âge mineur, l’infraction est la même. Ils sont coincés — et arrêtés — avant même que quelqu’un porte plainte.

«Chaque fois, j’ai l’espoir qu’on ne trouve rien d’autre dans son matériel informatique, qu’on ne trouvera pas 25 victimes réelles. Si on n’a rien trouvé, ça veut dire qu’on n’a pas de preuves, alors on va présumer qu’il n’en a pas fait d’autres», note Me Joanny St-Pierre, coordonnatrice provinciale du Comité de concertation sur l’exploitation sexuelle des enfants sur Internet du Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP).

Acteurs clés

Le Soleil a discuté avec quelques acteurs clés des dossiers de leurre au palais de justice de Québec, procureurs ou enquêteurs. Ce serait utopique de penser qu’un contrevenant comme Ghislain Roy a commis son premier crime avec l’agent d’infiltration. Dans la plupart des cas de leurre, les contrevenants ont fait plus d’une victime.

«Quand on réussit à les prendre, j’espère que le processus judiciaire fasse son œuvre et qu’on ne verra plus jamais cet individu-là recommencer. C’est ce qui me rassure», ajoute Me St-Pierre.

«La gratification que j’aie, c’est surtout d’avoir fait cesser le comportement et enfin avoir pris en charge la victime. Elle n’est plus seule.»

Conversation inspirée
d'un vrai cas de leurre

Le leurre informatique est l’action de communiquer par un moyen de télécommunication avec une personne mineure, ou crue comme telle, en vue de faciliter la perpétration à son égard d’une infraction d’ordre sexuel. Il peut lui transmettre du contenu pornographique, sexuellement explicite ou l’inciter à avoir des contacts sexuels. Pire encore, il peut réussir à manipuler sa victime pour qu’elle lui envoie des photos d’elle nue.

«Quand les enfants sont rendus à envoyer des nudes, c’est qu’ils sont dedans jusqu’au cou, pas capables de s’en sortir», indique Me St-Pierre.

Les cas de leurre explosent au pays. Le leurre représente 75% des infractions sexuelles commises sur les enfants en ligne, selon un rapport de Statistique Canada.

Plusieurs choses peuvent expliquer cette hausse alarmante. D’abord, il est indéniable que les ados ont facilement accès à un cellulaire ou à Internet. Presque chaque site, app ou jeu en ligne offre maintenant une option de messagerie. Les lieux «de rencontres» entre les victimes et les prédateurs sont infinis.

«Il y a autant de façon de commettre le leurre que de contrevenants qui le font.»

Au début de sa carrière, Me St-Pierre travaillait surtout avec Skype. Ensuite sont arrivés Facebook et tous les autres. Puis il y a les jeux vidéo, c’est souvent la porte d’entrée pour accrocher les jeunes garçons. La plupart du temps, les contrevenants réussissent à transférer sur la plateforme SnapChat, où les échanges sont éphémères.

Logiquement, le nombre de personnes accusées de leurre grimpe lui aussi. D’une part parce qu’il y aurait plus de crimes, d’autre part parce que les techniques pour les coincer ont aussi beaucoup évolué.

«Le crime est tellement insidieux. L’ado qui subit l’infraction de leurre peut ne même pas se rendre compte qu’elle est victime de leurre. Elle peut être mal à l’aise ou trouver ça anormal. L’infiltration virtuelle est tellement importante pour aller vérifier nous-même ce qui se passe.»

Entre 2018 et 2022, Statistique Canada note une augmentation de 815% des signalements faits en ligne sur Cyberaide.ca.

Me St-Pierre met une partie de l’explosion des cas sur le dos de la pandémie. Plus d’écrans pour les jeunes, et plus de temps pour les contrevenants, avec le télétravail notamment.

Nombre de cas recensé

Source : Sûreté du Québec

Source : Sûreté du Québec

Le chef de leurre a été ajouté au Code criminel en 2003, avec l’arrivée d’Internet et de ses réseaux sociaux. Dans la formulation de l’infraction, il était déjà prévu d’attraper les accusés grâce à des méthodes d’infiltration.

La mention «ou qu’il croyait telle» prend tout son sens. On vise l’intention du prédateur. Peu importe l’âge de la personne de l’autre côté de l’écran, si l’accusé croit qu’elle est mineure et qu’il entretient une conversation déplacée, c’est du leurre informatique.

«Dans sa tête à lui, il parle à un enfant. Il n’y en a pas de différence quant à la façon dont il commet l’infraction. Son comportement délictuel est exactement le même. La gravité est exactement la même», soutient Me St-Pierre.

L’existence d’une ou plusieurs victimes deviendra un facteur aggravant pour déterminer la peine des accusés. Le fait d’avoir un agent d’infiltration dans le dossier ne sera jamais un facteur atténuant. Le crime n’est pas moins grave parce qu’il a été commis sur un policier.

Par ailleurs, les mots seuls sont suffisants pour déposer une accusation de leurre. Le crime ne commence pas lorsqu’une photo de pénis est envoyée.

«On a souvent pensé que c’était juste une photo. C’est tout à fait le contraire! C’est un type de criminologie différent, une façon d’agir sur l’enfant tout à fait dommageable.»

Infraction de départ

Le leurre est même l’infraction de départ. L’accusation est souvent déposée parmi d’autres. Si le prédateur décrit les gestes sexuels qu’il ferait ou aimerait faire avec l’ado, il s’expose par exemple à un chef de pornographie juvénile, avec ou sans image.

Entre les murs des palais de justice, on parle de «fléau social». Des victimes virtuelles… mais bien réelles.

La semaine dernière, les gouvernements fédéral et provincial ont versé 19 millions de dollars sur six ans à la Sûreté du Québec (SQ) pour soutenir le corps policier dans sa lutte contre l’exploitation sexuelle des enfants sur le Web. On prévoit traiter plus efficacement le nombre grandissant de plaintes, ajouter des ressources policières et se doter de matériel informatique efficace.

En conférence de presse, la directrice générale de la SQ a comparé l’univers virtuel à un «terrain de jeu» pour les prédateurs. Il n’y a pas plus vrai.

LA
VICTIME

Me St-Pierre veut être bien claire: une victime de leurre est une victime de crime sexuel. L’échange virtuel laisse des marques, mêmes si elles sont plus difficiles à voir — ou même à comprendre.

«Les conséquences sont désastreuses. Elles sont aussi graves qu’avec une infraction d’agression sexuelle. Les victimes sont marquées pour le reste de leurs jours, de la même façon qu’une victime de violence sexuelle agressée physiquement.»

— Photo Le Soleil, Jocelyn Riendeau

— Photo Le Soleil, Jocelyn Riendeau

On parle surtout d’une perte de confiance personnelle, une incapacité à faire confiance aux adultes, un sentiment de honte et de culpabilité. L’infraction survient surtout à une période clé du développement des enfants.

«Une infraction où on constate de la manipulation, ça vient jouer sur toute leur dynamique relationnelle, la capacité de déceler ce qui est sain de ce qui ne l’est pas», insiste Me St-Pierre.

Les enfants peuvent prendre des mois ou des années à reconnaître le crime de leurre dans leurs conversations, et réaliser qu’elles sont victimes. Ça complique énormément la dénonciation. Surtout que les contrevenants ont une emprise réelle sur elles, et utilisent des façons sournoises pour les garder accrochées. De plus en plus, les écoles organisent des activités de sensibilisation, mais il en faudrait plus, croit Me St-Pierre.

«Ça crée des types d’infraction difficile à détecter, parce qu’ils ne sont pas dénoncés. C’est pour ça qu’il faut en parler.»

Conversation inspirée
d'un vrai cas de leurre

LE
PARENT

Au mois de décembre dernier, Jean-François Villeneuve a été reconnu coupable de leurre sur deux ados. Son arrestation a été possible grâce à l’intervention de deux mamans. Elles ont porté plainte à la police dès qu’elles ont pris connaissance des discussions.

«Je sortirais avec toi, tu es belle, mais avec l’expérience que j’ai. Je sais comment bien faire les choses doucement», a entre autres écrit l’homme de 38 ans à une ado de 15 ans.

— Photo Le Soleil, Jocelyn Riendeau

— Photo Le Soleil, Jocelyn Riendeau

Le parent joue un rôle essentiel dans la dénonciation des crimes de leurre. Les réactions sont parfois défaillantes; elles résultent d’une incompréhension du crime et de mauvais réflexes.

Écoute et accompagnement

«Des parents peuvent réagir en punissant les enfants. En disant: je t’avais dit de ne pas parler à des étrangers. Il faut être dans l’écoute et l’accompagnement, puis faire en sorte que l’enfant en parle à la police», explique Me St-Pierre.

L’infraction a été créée parce que l’ado n’a pas la maturité pour comprendre ce qu’il est en train de vivre. «Il ne saisit pas pourquoi il n’est pas bien. C’est du conditionnement, du grooming. Les prédateurs plus brillants vont le faire d’une façon étalée dans le temps. Ils sont excessivement patients pour obtenir ce qu’ils veulent.»

Gronder les enfants sur des éléments qu’ils ne comprennent pas ne sert à rien.

«À partir du moment où un enfant a un appareil électronique dans les mains, il y a une possibilité qu’un contrevenant entre en contact avec lui.»

Les conséquences pour les victimes se traduisent aussi sur leurs parents. Ils vivent avec un sentiment de culpabilité, une impression d’avoir mal guidé son enfant, de ne pas l’avoir protégé. Me St-Pierre ne le répétera jamais assez: la faute appartient au contrevenant, et à lui seul.

«On néglige de penser à ça… Les parents peuvent se mettre à être hypervigilants, à limiter les heures d’écran ou d’Internet. Finalement, le crime crée d’autres impacts à long terme», laisse tomber la procureure.

Dans un contexte où le crime est subtile, latent, nuisible… La sensibilisation est tout aussi importante du côté des parents, maintient Me St-Pierre.

ATTENTION AUX SHÉRIFS DU WEB

Les agents d’infiltration des escouades contre l’exploitation sexuelle ne sont pas n’importe quels policiers. Ils sont formés, connaissent les lois du bout des doigts.

«L’agent d’infiltration est conscient des limites. Peu importe la technique, ce qu’on souhaite, c’est arriver à une condamnation pour éviter la récidive et protéger les enfants. Il y a un cadre à suivre et ils le respectent», souligne Me St-Pierre.

La procureure ne peut s’avancer davantage sur les techniques d’enquête ou la nature des formations. Elle ne voudrait pas donner de l’informations utiles aux prédateurs intéressés par cet article.

En constatant l’explosion des cas d’exploitation sexuelle chez les enfants, plusieurs personnes pourraient vouloir participer à la chasse aux prédateurs. C’est compréhensible, les crimes sur les enfants ne laissent personne indifférent.

«Si vous faites des enquêtes par vous-même, vous pouvez vous-même commettre des infractions, mais surtout, mettre en péril des enquêtes déjà lancées.»

Si certains contrevenants se sentent visés, la démarche peut même mener à une destruction de preuves, ce qui rendra impossible le dépôt des accusations.

— Photo Le Soleil, Jocelyn Riendeau

— Photo Le Soleil, Jocelyn Riendeau

«Même si c’est intuitif… la personne va se retrouver dans le pétrin. Il faut éviter ça à tout prix. C’est dangereux et ça n’aide personne», souligne la procureure.

Selon les données déclarées à la police canadienne, 39% des affaires de leurre informatique ont été déclarées au Québec. Cette première position chez les provinces s’explique par la plus grande disponibilité de ressources policières et des pratiques différentes en termes de déclaration. En d’autres mots, le Québec est très bien positionné pour l’efficacité des enquêtes.

«J’ai entièrement confiance en nos équipes d’infiltration. Ils savent ce qu’ils font», termine Me St-Pierre, qui espère que le le crime de leurre sera plus connu, et surtout, mieux compris.

POUR EN PARLER ET S’INFORMER

Cyberaide.ca

Centrale canadienne de signalement des cas d'exploitation sexuelle d'enfants sur Internet

AidezMoiSVP.ca

AidezMoiSVP.ca relève du Centre canadien de protection de l’enfance inc.

TelJeunes.com

Tel-jeunes est un espace confidentiel, gratuit et sans jugement qui accompagne les jeunes et adolescent.e.s du Québec.

Designer graphique
NATHALIE FORTIER

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JOCELYN RIENDEAU