CÔTOYER L'ITINÉRANCE

Itinérance et gouvernance de proximité

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Lorsqu'on parle d'itinérance, la première chose qu'il faut faire, c'est briser des idées reçues.

Bien souvent, la première image qui nous vient en tête lorsqu’on entend le mot « itinérant » c'est l’image du clochard qui erre dans les rues d'une grande ville.

Or, l’itinérance, c’est un phénomène complexe, qui englobe une multitude de réalités. Il y a « des itinérances », selon les lieux, les personnes, les parcours de vie et les époques. On emballe tout ça avec la même étiquette, mais c’est beaucoup plus compliqué qu'il n'y paraît.

Au cours des dernières années, le phénomène de l’itinérance a pris plus de place dans l'actualité et dans nos débats de société.

Partout au Québec, plusieurs intervenants, que ce soit des élus municipaux ou des gens qui œuvrent dans des organismes communautaires, ont commencé à prendre la parole pour nous inviter à prendre conscience de cette réalité aux mille visages.

Stéphane Grenier est professeur et chercheur en travail social à l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue. En plus de son travail académique, il est aussi président de La Piaule, un organisme de Val-d'Or qui offre des services d’accueil aux personnes les plus démunies dans une situation de rupture sociale. Autrement dit, il a une connaissance à la fois théorique et pratique de l’itinérance.

« L’itinérance on pense que c’est un nouveau problème, mais c’est un phénomène qui, à travers les époques au Québec, apparaît, disparaît, diminue ou augmente d’ampleur, parce qu’il y a une consonance structurelle à l’itinérance. En 1983, à Val-d’Or, il y a eu la fermeture de la mine Lamarque. Ça a causé un premier problème structurel qui va créer de l’itinérance. C’est comme ça que La Piaule est née. Mais à partir de 2005, une crise du logement est apparue en Abitibi-Témiscamingue et on a vu la fréquentation de l’organisme augmenter jusqu’à 900 personnes par année. L’organisme, quand je suis arrivé, nous avions un budget annuel de 85 000$. Aujourd’hui, on tourne autour d’un million de dollars et on a trois sites pour faire face à la problématique qui est galopante et grandissante. Mais ce qui se produit en ce moment au Québec, c’est le reflet de ce qui se passe à Val-d’Or depuis 2005. Ce n’est pas une situation qui est inconnue, les campings urbains et les difficultés de cohabitation. C’est quelque chose que l’on connaît depuis longtemps avec la crise du logement. »
- Stéphane Grenier, président de La Piaule et chercheur en travail social à l'UQAT

Gatineau & Ottawa | Photo : Simon Jodoin

Gatineau & Ottawa | Photo : Simon Jodoin

Gatineau & Ottawa | Photo : Simon Jodoin

Gatineau & Ottawa | Photo : Simon Jodoin

Val d'Or | Photo: Simon Jodoin

Val d'Or | Photo: Simon Jodoin

On le voit, nonobstant les parcours de vie et les difficultés personnelles, les ruptures sociales sont très souvent causées par des éléments extérieurs aux individus. Il arrive à certains moments des événements qui se produisent, où même des personnes qui n’auraient jamais pensé se ramasser dans la rue se retrouvent sans domicile fixe.

Comme on le sait, depuis plusieurs mois, la crise du logement frappe partout au Québec et c’est sans doute le principal facteur structurel qui fait que des citoyens se retrouvent en situation d’itinérance.

C'est notamment le cas à Gatineau, en Outaouais. C’est une ville bien différente de Val-d’Or. C’est un des grands centres urbains du Québec, qui forme avec Ottawa, la ville voisine, une des grandes régions métropolitaines du pays où le phénomène de l'itinérance a pris beaucoup d’ampleur.

France Bélisle, qui a été mairesse de Gatineau de novembre 2021 au 22 février 2024, connaît très bien les enjeux municipaux de cette ville où, comme elle nous l’explique, la problématique est tout à fait comparable à celle d’une métropole comme Montréal.

« Il y a un campement au centre-ville depuis 2015. Ça fait partie du paysage, ça a commencé avec quelques tentes de fortune et ça s’est vraiment empiré avec la pandémie. On a vu des gens qui étaient en détresse pour toutes sortes de raisons. On a aussi une ville qui connaît des défis en logement qui sont extrêmement importants. La ville de Gatineau, c’est la 4e ville en importance au Québec, mais on fait aussi partie des grandes agglomérations urbaines du pays. Donc, on vit des problèmes de grande ville. Ce qu’on a vu dans le dernier dénombrement de la population itinérante, c’est une augmentation de 268%. C’est ici que ça a le plus augmenté. Aujourd’hui, en proportion de la population gatinoise, la problématique qu’on vit est la même que celle de Montréal. » 
- France Bélisle, ex-mairesse de Gatineau (2021-2024)

Une augmentation de 268%. Il faut prendre la pleine mesure d’une telle croissance. C’est immense.

Or, ce chiffre, bien qu'impressionnant, ne permet pas de se faire une idée juste du phénomène. Il faut lui ajouter une réalité qui est difficile à documenter: l’itinérance invisible.

Une bonne partie de la population itinérante, on ne la voit tout simplement pas. L’itinérance, c’est aussi une réalité fuyante, qui a tendance à demeurer cachée.

C'est bien pour cette raison qu'il est primordial de se défaire du stéréotype de l'itinérant qui nous empêche de saisir la réalité dans son ensemble.

« On apprend à développer la recette, mais nous sommes contraints à l’agilité permanente, parce que le profil des personnes peut changer et le visage de l’itinérance a changé au Québec. Nous avons une image stéréotypée, d’un monsieur robineux qui quête au coin de la rue. Mais maintenant, nous avons des personnes qui n’ont pas trouvé de logement, il y en a qui ont perdu leur emploi, ou qui se sont séparés, qui se sont retrouvées à dormir chez un ami quelques mois jusqu’à ce que cet ami les mette à la porte. »
- France Bélisle, ex-mairesse de Gatineau (2021-2024)

Stéphane Grenier fait exactement le même constat. Si on ne se défait pas de cette image stéréotypée de l’itinérance, sans prendre en compte les multitudes de vécus, on n’arrive pas à bien observer le phénomène. Il n’a d’ailleurs pas à chercher très loin pour nous convaincre. Des personnes qui n’ont pas de domicile fixe, il y en a même dans ses salles de classe à l’université.

« On observe très mal le phénomène. À toutes mes rentrées universitaires, au cours des cinq ou six dernières années, j’avais des étudiantes itinérantes dans mes classes. On pense qu’un étudiant, ça ne peut pas être un itinérant. Mais oui! Moi j’ai une étudiante qui a dormi dans une roulotte jusqu’à tard en novembre, à tel point que je lui avais demandé de s’acheter un détecteur de monoxyde de carbone, parce que j’avais peur qu’elle meure intoxiquée dans sa roulotte. C’est véritablement une situation d'itinérance, mais ce n’est pas vu comme tel. »
- Stéphane Grenier, président de La Piaule et chercheur en travail social à l'UQAT

Si les élus municipaux, les travailleurs sociaux et tous ceux qui œuvrent dans les organismes communautaires doivent agir pour mettre en place des solutions, ce sont tous les citoyens d’une ville qui côtoient tous les jours les personnes en situation d’itinérance. Certains interpellent leurs représentants. Ça peut donner lieu à des appels à la solidarité, mais aussi à des élans de colère et d’incompréhension. Autant de sentiments avec lesquels les pouvoirs de proximité doivent jongler pour veiller à la cohésion sociale.

C’est certain que ça marque les esprits et que ça divise la population les discussions à propos des campements urbains. On se retrouve devant un dilemme moral pas facile à résoudre. D’un côté, si nous n'avons pas les ressources nécessaires pour venir en aide aux itinérants, ça nous oblige à une forme de tolérance. On ne peut pas leur interdire de tenter de se débrouiller. Par ailleurs, ces campements comportent des risques majeurs pour la santé et la sécurité. De point de vue de Stéphane Grenier, même si la tolérance s’impose, le danger que ça représente ne doit surtout pas être pris à la légère.

« Les jurisprudences au Canada sont claires, s’il n’y a pas de place suffisante pour envoyer les gens en refuge, on ne peut pas empêcher les campements urbains. Mais c’est dangereux. Il n’y a pas de gicleurs dans une tente, on se chauffe tout croche. En vingt ans d’expérience, j’en ai vu des gens intoxiqués au monoxyde de carbone. Des brûlures, j’en ai vu beaucoup. Des gens qui se sont fait agresser et tabasser dans leur campement de fortune, j’en ai vu aussi. C’est dangereux de vivre dans la rue. C’est pour ça que je ne suis pas très à l’aise avec les campements. »
- Stéphane Grenier, président de La Piaule et chercheur en travail social à l'UQAT

Du côté de Gatineau, avec la population itinérante qui a explosé depuis quelques années, les ressources existantes sont sous pression. On peut bien construire de nouvelles structures d’accueil, mais toute la question du partage des pouvoirs politiques entre le provincial et le municipal pose quelques problèmes et de toute façon, mettre tout ça en place, ça prend du temps, alors qu’il y a urgence.

« Le conseil municipal de Gatineau, je pense, a pris une décision très courageuse en votant un budget de 5 millions de dollars pour construire un centre de service qui pourra accueillir les personnes qui sont dans la rue.

Mais cette solution, elle ne verra pas le jour avant l’été 2025.

Il y a des entrepreneurs du milieu de la construction qui sont venus nous voir pour proposer une idée qui nous bouscule: développer un parc de tentes, chauffées à l’électricité, sécuritaires, un campement organisé, avec un code de vie. Il y a quelque chose qui est contre-intuitif là-dedans. En même temps, au nom de la sécurité, est-ce qu’on ne doit pas le considérer?

On a choisi de le faire. Il y a près de 50 personnes qui habitent ce campement et un intervenant a pu rencontrer chacune d’entre elles. Il y avait presque vingt personnes qui n’étaient pas inscrites à l’aide sociale, ou qui n’avaient pas de carte d’assurance maladie.

C’est le genre de décision politique qui fait peur, on se fait demander si ça va marcher. Je ne le sais pas. Ce que je peux vous dire, c’est que dans les dernières semaines, il y a eu des choses positives qui se sont passées là et que si la recette du passé fonctionnait, on n’en serait pas à avoir des campements dans nos villes. Alors qu’est-ce que ça coûte d’essayer quelque chose de différent? » 
- France Bélisle, ex-mairesse de Gatineau (2021-2024)

C’est une idée qui sort un peu du cadre auquel on est habitué, mais ce projet de campement organisé nous permet de saisir un aspect fondamental du travail social auprès des personnes itinérantes: l’importance d’établir rapidement un contact de qualité avec ceux et celles qui se retrouvent dans la rue. Comme nous l’apprend Stéphane Grenier, en intervenant tôt, avec des ressources adéquates, on favorise grandement les chances de réinsertion.

À long terme, toutefois, tant et aussi longtemps qu'on ne trouvera pas de solutions pour corriger les facteurs structurels qui causent l'itinérance, comme la pénurie de logements et le coût exorbitant des loyers, les parcours de vie demeureront périlleux pour une grande partie de la population.

« C’est un peu comme sur un chemin, et tu as l'accotement. Quand tu as des courbes dangereuses, on élargit l’accotement et on met une rambarde.

C’est un peu le même principe qu’il faut appliquer en itinérance.

En ce moment, avec les facteurs structurels, la pénurie de logements et leurs coûts exorbitants, on a mis le bord de la route très petit. Donc dès que tu sors un peu de la route, tu prends le clos.

L’idée ce serait d’élargir ça pour donner un peu d’espace sur le bord des routes pour faire en sorte que des gens qui prennent de mauvaises décisions ou qui ont des bad lucks restent sur l’accotement. Donc on peut les ramener rapidement sur la route.

Être sur l’accotement, ce n’est pas trop grave. C’est gênant, mais pas trop douloureux. Mais se retrouver dans le fossé, ça, ça fait mal. Il y aura toujours des gens qui vont débouler dans le fossé. On ira les chercher. Mais là, il y en a trop qui tombent, et il y en a trop partout. On a besoin de programmes pour les sortir de la rue, on a besoin de leur donner une place où vivre. Mais ça, on ne l’a plus. »
- Stéphane Grenier, président de La Piaule et chercheur en travail social à l'UQAT

Comment ça va chez vous ? est une production des Coops de l'information
en partenariat avec l'Union des municipalités du Québec
Conception, réalisation et animation : Simon Jodoin

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