MYLÈNE MOISAN
mmoisan@lesoleil.com

1 DE 4 / Cinq ans après être allée à Cuba pour réaliser une première série de reportages sur l’état du pays, j’y suis retournée pour voir ce qui a changé. J’avais décelé en 2019 les contours d’une nouvelle révolution, non pas portée par les armes, mais par la 4G qui permet aux Cubains de savoir ce qui se passe dans leur pays. Non seulement cette révolution est résolument en marche, elle s’enracine maintenant dans une crise économique sans précédent où la pauvreté, à l’instar de la colère, secouent les fondations de l’idéologie.

PREMIÈRE PARTIE

La fenêtre de la petite cuisine de Rosita* donne sur une cour d’école de La Havane, elle y observe les enfants en faisant la vaisselle. «L’autre jour, il y avait deux petites filles, une a demandé à l’autre si elle avait bien étudié pour l’examen, l’autre a dit : “pas tellement”.»

* Plusieurs prénoms ont été changés

Et la première de répliquer, «si tu veux partir d’ici, il faut étudier.»

Partir. Voilà qui semble le rêve de plus en plus de Cubains alors que le pays s’enlise dans une sévère crise économique. «Nous n’avons plus rien», lâche Rosita, qui n’arrive pas à avoir du travail depuis quelques mois. Et de toute façon, avec le salaire mensuel qu’elle toucherait, elle ne pourrait s’acheter qu’une trentaine d’œufs et un litre d’huile.

Sans l’aide de son fils qui vit à l’étranger, elle n’y arriverait pas.

La Baie de la Havane, bordée par le célèbre Malecón. (Photo Mylène Moisan/Le Soleil)

La Baie de la Havane, bordée par le célèbre Malecón. (Photo Mylène Moisan/Le Soleil)

J’ai passé une semaine à La Havane à battre la semelle dans la moiteur de la capitale, de Vedado, un quartier plus «américain» où j’habitais, jusqu’à la Habana Vieja, en arpentant Centro, entre les deux, plus populaire. Plus pauvre. L’achat d’un churro à un vendeur ambulant, une pause café, un arrêt dans une librairie ont été autant de prétextes pour poser mes questions, pour prendre le pouls.

J’ai essayé de contacter Roberto, ce chauffeur de taxi – qui aurait voulu être journaliste –, que j’ai connu il y a une dizaine d’années, qui me faisait faire un tour de ville à chacune de mes visites en me racontant sans fards la vie à Cuba. J’aurais aussi voulu revoir cette femme chez qui j’avais loué une chambre quelques fois, qui me faisait un portait lucide de son pays.

Tous partis.

En guise de bureau pour mener mes entrevues, je choisissais des bancs de parc à l’ombre, prisée en cette précoce canicule. Je m’assoyais à une extrémité, attendais que quelqu’un s’assoie à l’autre, puis j’engageais la conversation. Je ne me présentais pas d’emblée comme journaliste, mais je ne m’en cachais pas si on me demandait mon métier.

Il fait de moins en moins bon, dans ce pays mené par une dictature, de venir fouiner.

Sont passés tour à tour à mes côtés des jeunes, des vieux, des hommes et des femmes, un couple amoureux depuis 67 ans. La femme s’est d’abord assise à côté de moi, son homme est parti quelques minutes avant de revenir avec une crème glacée au chocolat. Ils habitent la Vieille Havane où ils sont nés, leurs mères étaient enceintes en même temps.

Un vendeur de crème glacée à vélo, 60 pesos pour une petite portion. (Photo Mylène Moisan/Le Soleil)

Un vendeur de crème glacée à vélo, 60 pesos pour une petite portion. (Photo Mylène Moisan/Le Soleil)

Ils ont le privilège de tenir deux casas particulares, des chambres chez l’habitant, qui leur permettent d’avoir une meilleure qualité de vie, de se payer des douceurs glacées pour se rafraîchir. «Le pays est pire que jamais», déplore l’homme, qui m’avait invitée chez lui le lendemain pour un café. «Je m’ennuie du temps où il y avait Obama, poursuit la femme. On espère que Trump ne reviendra pas, mais Biden ne fait pas grand-chose.»

«La révolution, c’est changer tout ce qui doit être changé»

FIDEL CASTRO > 2000

UNE CRISE
SANS PRÉCÉDENT

Il fait de moins en moins bon, aussi, de vivre dans ce pays happé par une absence quasi totale de pouvoir d'achat. Il y a trois façons de vous en sortir, soit vous avez un proche ou de la famille à l’étranger qui vous donne un coup de main (et que vous voulez aller rejoindre), soit vous travaillez dans le tourisme, soit vous êtes près de militaires.

Pour le Cubain lambda, malgré qu’il soit un as de la débrouille, rien ne va plus. «Il y a une crise économique sans précédent, constate Nancy Lussier, présidente de la Chambre de commerce Canada-Cuba, qui fait affaire au pays depuis 30 ans. Il y a l’inflation, il y a une crise de l’énergie, une crise de l’électricité et une crise de l’eau dans certaines régions.»

Le 4 mars, le pays a dû demander l’assistance du Programme alimentaire mondial (PAM) pour l’approvisionnement de lait en poudre pour nourrir les bébés, le précieux produit étant réquisitionné dans tout le pays et réservé pour les poupons de six mois et moins. Dans les rues de la capitale, des mères avec leur enfant dans les bras supplient les touristes de leur en acheter.

Même un peu en périphérie de La Havane, entre autres chez Rosita, les pannes d’électricité sont programmées. Elle m’a invitée à luncher à 14h, j’ai compris que ce n’était pas anodin, c’est le moment où le courant revient après une interruption de quatre heures. Il y a différentes plages, toutes de quatre heures, pour soulager un réseau qui ne fournit plus.

Je suis arrivée quelques minutes à l’avance, j’ai sonné, sans réponse. «Vous devez frapper, la sonnette ne marche pas, il n’y a pas d’électricité», m’a lancé une voisine qui passait par là.

Si des pannes – appelées apagones, prononcez apagonesse – surviennent aussi parfois au centre de la capitale, elles sont plus nombreuses et plus longues dans certaines régions du pays, notamment dans l’Oriente, à Santiago, où elles peuvent durer jusqu’à 20 heures. J’ai croisé sur un de mes bancs de parc un homme qui y habite, il a trouvé refuge à La Havane il y a quelques mois.

Il ne sait pas quand il y retournera.

C’est que ça barde à Santiago depuis quelques mois. En mars, des manifestations ont eu lieu, des Cubains sont sortis dans la rue pour crier leur ras-le-bol des pannes d’électricité, aussi de nombreuses pénuries alimentaires qui frappent la région, le pays aussi.

Dans un pays qui réprime sévèrement toute critique et toute expression de mécontentement, le fait que des Cubains bravent l’autorité révèle l’ampleur de la grogne.

Des manifestants auraient scandé «mort au régime», ils seraient à l’ombre, certains auraient disparu. C’est du moins le constat que fait l’organisme Prisoners Defenders International, qui calcule qu’il y a plus de 1000 prisonniers politiques, incluant des mineurs. Selon le plus récent bilan publié le 13 juin, il y en aurait eu 19 de plus en mai, 13 en avril, 31 en mars.

D’abord marginale, la fréquence des manifestations a pris de l’ampleur depuis 2021, tout comme la répression.

Les «mini-dépanneurs» comme celui-ci se comptent par centaines. (Photo Mylène Moisan/Le Soleil)

Les «mini-dépanneurs» comme celui-ci se comptent par centaines. (Photo Mylène Moisan/Le Soleil)

Pas étonnant que plusieurs Cubains cherchent à fuir le pays, parfois encore par la mer malgré les risques. «Tout le monde veut s’en aller, ce n’est plus vivable ici», a laissé tomber Juan*, qui essaye de survivre en vendant des petits caramelos à la porte de sa maison, rue Neptuno. Comme lui, plusieurs Cubains ont aménagé chez eux une petite échoppe de fortune où on trouve de tout, de l’huile au shampoing, des items de plomberie aux assaisonnements.

Vous arrivez à en vivre? «À peine», lâche celui qui refuse désormais de travailler pour l’État, les salaires étant dérisoires par rapport au coût de la vie qui a littéralement explosé. Il n’est pas le seul, j’ai croisé plusieurs Cubains qui ont laissé le boulot assigné par l’État, parfois même pour faire la manche.

«C’est plus payant de mendier», me dira l’un d’eux.

«Le capital financier impérialiste est une prostituée qui ne parviendra pas à nous séduire»

FIDEL CASTRO > 26 septembre 1960

L'ÉCHEC
D'UNE UTOPIE

Le 1er janvier 1959, Fidel Castro et sa bande de Barbudos entrent triomphalement à La Havane, marquant la victoire de la Révolution et la fin du régime de Fulgencio Batista, marqué par la corruption et les inégalités sociales.

La pauvreté fait des ravages. (Photo Mylène Moisan/Le Soleil)

La pauvreté fait des ravages. (Photo Mylène Moisan/Le Soleil)

23 mai 2024, rue Galiano, un homme est affalé sur le trottoir, la main tendue.

Les passants l’ignorent.

La scène dérange, surprend. Il y a quelques années à peine, on ne croisait pas de mendiants dans les rues de la capitale. Enfin si peu. J’y avais vu il y a cinq ans quelques hommes qui cuvaient leur rhum en roupillant, mais jamais un tel niveau d’indigence. Dans Centro Habana, entre Vedado et la Vieille Havane, les déchets s’accumulent, des Cubains y fouillent.

Les files d’attente font partie du quotidien. (Photo Mylène Moisan/Le Soleil)

Les files d’attente font partie du quotidien. (Photo Mylène Moisan/Le Soleil)

Au détour des rues, des files d’attente. On ne sait pas toujours ce que tous ces gens vont chercher, mais ils attendent. Ils ont en main leur carnet de rationnement, la libreta, qui assure à chaque Cubain un approvisionnement minimum de certaines denrées comme le riz, le pain et les fèves noires.

Soixante-cinq après la victoire de la Révolution, plusieurs Cubains ont déchanté. «C’est pire que jamais, pire que la période spéciale», confie Daniela*, faisant référence aux années 1990, alors que la dissolution de l’URSS avait mis fin au soutien artificiel de l’économie du pays, le plongeant dans une grave crise économique.

Le verdict est presque unanime, c’est pire aujourd’hui.

Et, si on voit de plus en plus de mendiants, on croise aussi plus de Cubains portant des vêtements griffés, sûrement contrefaits, mais quand même. Dans un pays où le salaire mensuel de l’État paye une quarantaine d’œufs, il y a de quoi s’étonner de voir des gens – surtout des jeunes – pavoiser fièrement en bling-bling.

On ne peut que faire ce constat : l’utopie de l’égalité, d’une société sans riches ni pauvres, en prend sérieusement pour son rhume.

«Dans une forteresse assiégée, toute dissidence est une trahison»

FIDEL CASTRO > En citant Saint Ignace de Loyola

L'AUTRE
RÉVOLUTION

Autrefois vendu à tous les coins de rue, il est aujourd’hui difficile de débusquer un exemplaire du Granma, l’organe officiel du parti, un florilège de propagande qui fait office de média d’information. En une semaine, j’en ai trouvé deux, un le 24 mai que j’ai échangé à une femme contre un paquet de biscuits pour sa petite-fille.

À l’intérieur, les bonnes nouvelles du parti, du pays, mais pas seulement. On parlait, ce jour-là, des problèmes d’approvisionnement en électricité, assurait que le gouvernement travaillait activement à les régler. «Toute notre volonté, tout notre sentiment, tous nos efforts, visent à ce qu’il y ait une qualité de vie, qu’il y ait une stabilité dans le système électrique national», jure le président Miguel Diaz Canel, cité par la journaliste, qui tire les propos de son podcast.

Oui, le président a un podcast.

Il y avait même, en page 2 du Granma, un espèce de courrier des lecteurs où les citoyens peuvent se plaindre, par exemple, de problèmes de voiries. Ce jour-là, un homme se plaignait d’attendre depuis plus d’un an pour qu’on coupe un vieil arbre sec, près de sa maison, qui pose des risques pour la sécurité.

Ce n’est pas banal.

C’est que plusieurs Cubains, qui sont maintenant connectés à Internet avec leur téléphone cellulaire, savent maintenant en temps réel ce qui se passe dans leur pays. Ils ont vu, par des canaux non officiels, les manifestations à Santiago et ailleurs.

Lorsque j’y étais, ils ont vu que les autorités américaines ont invité des militaires cubains dans une zone hypersécurisée de l’aéroport de Miami, alors que les États-Unis maintiennent la ligne dure sur l’embargo qui dure depuis 62 ans. «C’est un non-sens, c’est un affront», s’est indignée Rosita, qui trouve «Joe Biden pire que Trump».

Arrivé à la fin 2018, Internet a changé complètement les règles du jeu. L’accès à la 4G y est de plus en plus répandu pour ceux qui sont capables de payer le forfait d’environ 500 pesos, soit un peu moins de deux dollars au taux de change de la rue, ce qui permet d’avoir accès à des informations différentes de la propagande officielle relayées par des médias interdits par la constitution, entre autres 14ymedio et Joven Cuba.

Le régime, lui, tente tant bien que mal de mettre le couvercle sur la marmite sociale où gonfle la colère d’un peuple désillusionné, fatigué de croire en des jours meilleurs.

Quand sautera-t-elle?

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