Exploitation sexuelle... dans une chambre près de chez vous

Le stationnement du motel n’est pas rempli à pleine capacité. Des voitures arrivent, d’autres partent. Derrière les portes closes de cet établissement de Trois-Rivières, impossible de savoir ce qui se trame. Mais nos sources sont catégoriques : il y a très fréquemment, derrière certaines de ces portes, des travailleuses du sexe. Elles y sont probablement depuis un ou deux jours, sous l’emprise d’un proxénète, qui les promènera d’une région à l’autre, au gré des clients qui se manifestent par le web.
Il est loin le temps où, à Trois-Rivières, on se promenait dans certaines rues du centre-ville pour y apercevoir des travailleuses du sexe attendre le prochain client. En 2024, la prostitution à Trois-Rivières, elle a migré ailleurs. Sur le web, évidemment, avec de nombreuses annonces placées via différents sites que les initiés connaissent bien. Dans des salons de massage, dont certains ne se gênent pratiquement plus pour s’afficher.
Dans ces chambres d’établissements hôteliers aussi. Pas tous évidemment, mais quelques-uns déjà bien identifiés par les travailleurs de rue et les policiers. Des établissements souvent choisis par les proxénètes, puisque la configuration permet l’arrivée discrète des clients, éloignés du regard des passants des grands boulevards.

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TROIS-RIVIÈRES, POINT DE CHUTE?
S’il n’existe pas de visage unique de la prostitution à Trois-Rivières, les observateurs de la scène judiciaire remarquent une augmentation des cas de proxénétisme parmi les dossiers traités au palais de justice de Trois-Rivières. La procureure de la Couronne, Me Stéphanie Sleigher, en a fait une spécialité depuis les dernières années.

Me Stéphanie Sleigher est procureure aux poursuites criminelles et pénales au palais de justice de Trois-Rivières. Depuis 2020, elle a porté des accusations contre 21 présumés proxénètes. (Photo Le Nouvelliste, Paule Vermot-Desroches)
Me Stéphanie Sleigher est procureure aux poursuites criminelles et pénales au palais de justice de Trois-Rivières. Depuis 2020, elle a porté des accusations contre 21 présumés proxénètes. (Photo Le Nouvelliste, Paule Vermot-Desroches)
«Trois-Rivières est un peu devenue un point de chute de l’exploitation sexuelle au Québec parce que c’est très central. Les proxénètes qui sont accusés sont rarement des gens de Trois-Rivières. Nous portons les accusations ici bien souvent quand la victime est de la région», constate celle qui, à l’heure actuelle, compte seize accusés de proxénétisme dans ses dossiers actifs, pour 27 accusations. Depuis 2020, elle a porté des accusations contre 21 présumés proxénètes seulement au palais de justice de Trois-Rivières.


CHERCHER LA CLIENTÈLE
Le modus operandi est souvent le même, relate-t-elle. «Les proxénètes vont placer des annonces sur le web, en disant avoir de la disponibilité dans plusieurs villes, et regardent où les annonces sont le plus consultées. Une semaine, si il semble y avoir plus de clients de Trois-Rivières qui consultent les annonces, on emmène les filles ici et on prévoit quelques jours à Trois-Rivières pour répondre à la demande», expose-t-elle.
Une réalité qui se voit également au Centre-du-Québec, où l’organisme La Piaule intervient auprès des victimes d’exploitation sexuelle et des travailleuses du sexe. Pour Bianca Boudreau, coordonnatrice du Volet intervention, sensibilisation et prévention de l’exploitation sexuelle, c’est d’ailleurs auprès de la clientèle qu’il faudrait faire davantage de sensibilisation quant à la façon dont ces victimes sont traitées.
«Il y a une grande banalisation pour la clientèle, comme si la fille était seulement un produit. Les clients sont exigeants. La pensée c’est : je paie, alors je veux qu’elle soit à mon goût! Mais les clients ne sont pas conscients à quel point ces femmes-là peuvent être exploitées. Des fois, sans le savoir, ils sont peut-être le dixième client de la journée», relate Bianca Boudreau, dont l’organisme multiplie aussi les démarches pour faire de la sensibilisation auprès des jeunes dans les écoles secondaires pour contrer l’exploitation sexuelle.
La police de Trois-Rivières intervient de plus en plus auprès des travailleuses du sexe, non pas pour les arrêter - la prostitution étant décriminalisée au Canada - mais bien pour s’assurer qu’elles sont en sécurité et qu’elles n’ont pas besoin d’aide. Ces chambres de motels dispersées un peu partout en ville, on les surveille depuis déjà un bon moment.

Le sergent Luc Mongrain, porte-parole de la police de Trois-Rivières (Photo Le Nouvelliste, Olivier Croteau)
Le sergent Luc Mongrain, porte-parole de la police de Trois-Rivières (Photo Le Nouvelliste, Olivier Croteau)
«Nous avons des enquêteurs qui vont parfois à la rencontre des femmes. Ils se font passer pour des clients pour établir le contact par le biais des annonces. Une fois sur place, ils expliquent leur rôle et tentent d’établir un lien de confiance avec la femme. Il faut s’assurer qu’elle est en sécurité, qu’elle n’est pas sous l’emprise d’un proxénète», résume le sergent Luc Mongrain, porte-parole de la police de Trois-Rivières.

La sergente Éloïse Cossette, porte-parole de la Sûreté du Québec (Photo Le Nouvelliste, Stéphane Lessard)
La sergente Éloïse Cossette, porte-parole de la Sûreté du Québec (Photo Le Nouvelliste, Stéphane Lessard)
Dans le cadre de ce reportage, nous avons choisi de ne pas nommer les établissements hôteliers qui ont été identifiés par nos sources, puisque rien ne nous laisse croire que les administrations sont complices de ces pratiques. Bien au contraire, elles tendent souvent à vouloir les enrayer, selon la Sûreté du Québec. «Les responsables d’établissements hôteliers sont des alliés importants dans la lutte contre l’exploitation sexuelle en détectant des personnes potentiellement victimes d’exploitation et en signalant la situation aux policiers. Nous collaborons régulièrement avec eux et les encourageons à continuer de dénoncer», relate Éloïse Cossette, porte-parole du corps policier.


RECRUTEMENT
Si le modus operandi demeure souvent le même pour rejoindre la clientèle, la façon de recruter les filles, elle, reflète différentes réalités. Bien sûr, on relate toujours l’éternel cercle vicieux dans lequel une jeune femme, venant parfois d’un milieu dysfonctionnel ou mal encadré, tombera amoureuse d’un homme qui lui promettra mer et monde... avant de l’exploiter de cette façon. Le cycle de dépendance aux stupéfiants et de violence conjugale n’est jamais bien étranger à ce processus non plus.
«Les proxénètes, je les vois un peu comme des parasites.»
Mais il n’y a pas que ça. «On voit aussi beaucoup de filles commencer de leur propre chef, par l’attrait de l’argent facile. Des fois, elles le font même de manière inconsciente, en répondant à des annonces sur Facebook qui n’ont rien à voir avec l’industrie du sexe, qui proposent des emplois où on leur promet de l’argent rapidement, dans le service à la clientèle ou autre. Puis tranquillement, on finit par se rendre compte que ça bascule là-dedans», explique Me Stéphanie Sleigher.
«Les proxénètes, je les vois un peu comme des parasites», relate la procureure de la Couronne.


LIEN DE CONFIANCE
En Mauricie et au Centre-du-Québec, divers organismes interviennent aussi auprès des victimes d’exploitation sexuelle, dont Point de Rue, l’organisme Tandem de Trois-Rivières, le Centre d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel de Trois-Rivières (CALACS) de même que l’organisme La Piaule à Drummondville.
Dans le cas de tous ces organismes, le plus important demeure d’établir un lien de confiance avec les victimes, et de répondre aux besoins qu’elles peuvent exprimer. Ce lien de confiance sera essentiel le jour où le véritable besoin de la victime sera d’entamer une démarche pour se sortir de ce milieu. Lorsque ce désir vient d’elle, les organismes seront là pour la soutenir.

Marie-Soleil Desrosiers est intervenante au Centre d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel (CALACS) de Trois-Rivières. (Photo Le Nouvelliste, Sylvain Mayer)
Marie-Soleil Desrosiers est intervenante au Centre d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel (CALACS) de Trois-Rivières. (Photo Le Nouvelliste, Sylvain Mayer)
«Les femmes ont des droits, et les prostituées ne font pas exception. Mais parfois, elles ne le savent pas étant donné qu’elles ont été marquées psychologiquement. Elles développent, à la longue, la capacité de se dissocier sur le plan psychologique de ce qu’elles vivent physiquement. Il se fait une sorte de décorporalisation. Mais ça demeure dans le continuum des violences faites aux femmes», explique Marie-Soleil Desrosiers, intervenante au Centre d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel (CALACS).
Ce qu’elle remarque, c’est que plusieurs de ces victimes auront à la fois développé des problématiques de santé mentale autant que de santé physique, notamment liées à la dépendance. Lorsque l’une d’elles accepte d’entamer une démarche pour se sortir de ce cycle, elle sera accompagnée par toute une équipe interdisciplinaire, avec une intervenante pivot pour faire le lien.
«C’est une job à temps plein que de se remettre de ça», lance-t-elle.
À l’Escouade intégrée de lutte au proxénétisme (EILP) de la Sûreté du Québec, on martèle l’importance de dénoncer les cas d’exploitation sexuelle, et que les travailleurs du sexe seront pris au sérieux dans leur démarche. Les corps policiers sont en tout temps disposés à recevoir une plainte et à diriger la personne vers un enquêteur spécialisé. Des initiatives comme le programme «Les survivantes» permettent aussi d’encadrer et d’accompagner les victimes dans un cheminement vers la guérison.
«C’est une job à temps plein que de se remettre de ça.»
Pour sa part, Me Stéphanie Sleigher n’insistera jamais assez auprès des victimes pour dénoncer. «On ne fera pas de cachette : le processus judiciaire, ça peut être long. Mais on est avec la victime du début à la fin pour l’épauler là-dedans, et on met en place plusieurs mécanismes pour que ça se passe le mieux possible pour elle. Je pense que je ne ferais pas ce métier-là s’il n’y avait pas des résultats au bout du compte», confie Me Sleigher.

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Conception graphique, Cynthia Beaulne
