L’Abogalypse

Hélas. Les choses ne se déroulent pas comme prévu. Dès le milieu des années 1990, on se met à parler du bogue de l’an 2000, un problème susceptible de faire chavirer les ordinateurs. (voir encadré) Et soudain, tout le monde a moins hâte de voir arriver l’an 2000.

Les plus inquiets craignent des pannes d’électricité prolongées. Une grande crise économique. Une succession de problèmes, comme l’ouverture automatique des portes des pénitenciers! Sans parler des missiles nucléaires russes qui pourraient être lancés par erreur...

À la fin de 1998, un rapport commandé par le gouvernement britannique prédit que le «bogue» provoquera entre 600 et 1500 morts en Grande-Bretagne. Une estimation jugée conservatrice! Pas étonnant que le magazine Time consacre sa page couverture du 18 janvier 1999 à la fin du monde!

La crainte du bogue atteint son apogée en décembre 1999, à la veille de l’an 2000. Bienvenue en pleine «Abogalypse»! Même la Croix-Rouge évoque alors des problèmes graves qui pourraient persister durant des années.

Le 14 décembre, le Ottawa Citizen révèle que le gouvernement fédéral envisage de recourir aux grands moyens. Au besoin, il décrétera la loi des mesures d’urgence. L’équivalent d’une loi des mesures de guerre! ⁽³⁾

Toute l’administration fédérale se déclare sur un pied d’alerte. En tout, Ottawa peut mobiliser 18 000 soldats et 15 000 agents de la GRC. Du jamais vu en période de paix.

La panique s’entend. Pour rassurer leur clientèle, plusieurs entreprises se déclarent Bug Free, «à l’abri du bogue». Et la mention ne se limite pas aux produits informatiques. Elle surgit aux endroits les plus improbables.

À la veille de l’An 2000, on voit même apparaître les mots Bug Free sur des boîtes de papiers mouchoirs et des couvercles de toilette! ⁽⁴⁾

Des peureux, nous autres?

Nous autres, des peureux? Jamais de la vie!

À l’approche du grand soir, tout le monde se dit confiant. On se moque des 400 groupes religieux qui prédisent la fin du monde. Incluant le célèbre preacher américain Jerry Falwell, qui affirme que Dieu a créé le bogue pour punir l’Humanité de ses péchés!

Il n’empêche. Sous la surface, plusieurs indices suggèrent que la société est moins sereine qu’il n’y paraît. Partout, les ventes d’eau embouteillée, de piles, de conserves, des lampes au kérosène, de chaufferettes au propane et de génératrices ont connu des hausses marquées.

Selon un sondage SOM-Le Soleil, le quart des Québécois admettent avoir fait des réserves d’eau. D’autres ont stocké de la nourriture. Environ 20% se sont équipés pour affronter une panne d’électricité prolongée. ⁽¹⁴⁾

Au Soleil, un dirigeant s’est procuré plusieurs bouteilles d’un liquide hautement inflammable. Si jamais la civilisation s’effondre, il pourra encore allumer son foyer avec du bois mouillé! Le film La guerre du feu, ça vous dit quelque chose?

Au lendemain de Noël, la Banque du Canada révèle qu’elle craint une panique bancaire. En prévision d’une ruée vers les guichets automatiques et les banques, elle a imprimé 23 milliards $ de billets. Quatre fois plus qu’à l’habitude!

Non, vous ne rêvez pas! Inutile de vous pincer. Même la CIA conseille à ses employés de faire une bonne provision d’argent liquide!

Épilogue: le bogue est mort, vive le bogue du 29 février!

Le monde en a-t-il vraiment fini avec le bogue? Peut-être pas. Certains «experts» refusent de s’avouer vaincus. Ils prédisent que le pire est à venir. «Avez-vous reçu votre chèque de paye? Attendez un peu avant de crier victoire,» demande le roi du bogue canadien, Peter de Jager, le 5 janvier. ⁽¹⁸⁾

Un petit nombre d’experts prédisent que la vraie catastrophe surviendra le 29 février 2000. Selon eux, certains ordinateurs ne reconnaîtront pas l’an 2000 comme une année bissextile. Sauf que cette fois, personne ne les écoute...

Au final, le bogue de l’an 2000 aura coûté entre 300 et 400 milliards $. ⁽¹⁹⁾ Assez pour en faire l’événement le plus coûteux depuis la Seconde Guerre mondiale. En attendant l’invasion américaine de l’Irak de 2003...

Encore aujourd’hui, des analystes prétendent que le pire a été évité de justesse. Ou que la grande peur de l’an 2000 a permis de mettre à jour le parc informatique. ⁽²⁰⁾ Reste si le bogue n’était pas une fumisterie, comment expliquer que tous les pays en soient sortis indemnes? Incluant ceux qui n’ont rien fait pour s’y préparer?

En janvier 2000, la panique se dissipe encore plus vite qu’elle ne s’était répandue. Partout, le train-train habituel reprendra ses droits. À Québec, le maire Jean-Paul L’Allier se remet à rêver d’un tramway. Et même d’un TGV!

Reste que plusieurs événements de décembre 1999 n’ont pas fini de nous hanter. À la fin de l’année, Ahmed Ressam, alias le Millennium Bomber, révèle aux autorités la présence de cellules dormantes d’Al-Qaida à travers les États-Unis. Le tout commandité par nul autre qu’Oussama ben Laden. Le 11 septembre 2001, ben Laden se rappellera au bon souvenir de chacun.

Enfin, quelques heures avant l’an 2000, le président russe Boris Eltsine cède sa place à son premier ministre, un inconnu ou presque. Ce dernier promet de protéger les «libertés». Il s’appelle Vladimir Poutine.

Vladimir Poutine sera triomphalement élu président quelques mois plus tard. Et les farceurs remarqueront déjà le caractère ultra-prévisible des élections russes.

— Nous ne comprenons pas pourquoi en Europe, il faut parfois des jours pour connaître les résultats des élections. En Russie, nous connaissons le résultat plusieurs mois à l’avance...

À bien y penser, le bogue de l’an 2000 n’était peut-être pas celui que l’on redoutait...