Il y a 50 ans, l'horreur

Sébastien Lajoie, La Tribune

(Photo Le Quotidien, archives, Réal Tremblay)

(Photo Le Quotidien, archives, Réal Tremblay)

Il y a 50 ans, le 24 novembre 1974, lors d'une nuit noire et glacée du parc des Laurentides, la vie d’une équipe de hockey junior allait changer à jamais. Sous les bourrasques et la température frigorifique, la route 175 est glacée. Le chauffeur de l’autobus des Castors de Sherbrooke, club de hockey junior de la LHJMQ, tente de garder le véhicule sur la chaussée. En vain. Un tête-à-queue, un tonneau, une chute dans le ravin attenant à la route. Un rocher stoppe l’autobus dans sa dégringolade. Les joueurs et entraîneurs de l’équipe s’extirpent tous, lentement, du véhicule brisé. Tous, sauf un. Gaétan Paradis.

Ghislain Delage occupait le poste d'entraîneur-chef et de directeur général, chez les Castors, en 1974-75. Il a dirigé l'équipe pendant neuf ans. (Photo La Tribune, Maxime Picard)

Ghislain Delage occupait le poste d'entraîneur-chef et de directeur général, chez les Castors, en 1974-75. Il a dirigé l'équipe pendant neuf ans. (Photo La Tribune, Maxime Picard)

L’entraîneur-chef des Castors, Ghislain Delage, et le capitaine de l’équipe de l’époque, Michel Brisebois, se rappellent.

[ Ghislain Delage est assis à son siège habituel, première rangée à gauche en embarquant dans l’autobus ]

«Je me souviens de tout. On prévoyait de la mauvaise température pour se rendre à Chicoutimi. J’avais évoqué avec Georges Guilbault la possibilité de coucher à Québec et faire le parc ensuite. Vers la fin d’après-midi, on arrivait près de Chicoutimi. Les joueurs sommeillaient ou ils dormaient. C’est sombre dans l’autobus, il n’y a pas de son. Je sommeille aussi. Je suis un peu conscient qu’il neige.»

[ Michel Brisebois est assis dans la cinquième ou sixième rangée derrière le chauffeur ]

«Je me rappelle qu’à Québec, pour le lunch, le ciel était magnifique, il n’y avait rien qui indiquait qu’on allait subir une tempête de neige. Gaétan était assis à côté de moi, de l’autre côté de l’allée. On dormait. À un certain moment, le chauffeur a commencé à pomper les freins. On était au sommet du parc, on ne voyait ni ciel, ni terre. C’était très glissant, les freins m’ont réveillé.»

L’inquiétude s’installe.

L'accident

[ Ghislain Delage ]

«Je vois que le chauffeur travaille fort. Je lui demande si ce n’est pas mieux de s’arrêter. Il me dit non, qu’il allait faire attention. Avant d’arriver à Chicoutimi, il y a une côte sur environ trois milles, ça descend toujours un peu. En haut de la côte, j’ai vu que le conducteur avait de la misère avec son volant.»

«L’autobus va à gauche et à droite, et on descend toujours. Je ne crois pas que les joueurs s’en rendent compte. Quand le chauffeur a perdu le contrôle, il est tombé à mes genoux. Un mastodonte comme ça pas de chauffeur, ça ne va pas bien!»

[ Michel Brisebois ]

«J’ai vu la tempête, dehors. J’ai regardé l’intérieur de l’autobus, pour voir après quoi je pourrais m’agripper, j’étais sûr qu’il se passerait quelque chose. J’ai saisi le rack de rangement au-dessus de moi. Quand le chauffeur a perdu le contrôle, on descendait la côte. On a fait un 180 degrés et l’autobus s’est renversé dans le fossé.»

[ Ghislain Delage ]

«On a fait au moins un tonneau. On a été arrêté par une grosse roche, par miracle. Si elle n’est pas là, c’est pas mal fini pour tout le monde. On est retourné le lendemain revoir la scène et on a vu que Dieu nous a aidés, la roche nous a permis de survivre, presque tous, à l’accident.»

[ Michel Brisebois ]

«Quand l’impact a été fini, j’étais encore accroché au rack de valises, j’avais les pieds sur l’appuie-bras du siège. J’étais comme suspendu. En bas sous moi je voyais les cheveux blonds de Gaétan. Ça sentait l’essence. Il n’y avait plus de pare-brise, il avait éclaté complètement.»

La nouvelle de la tragédie a rapidement fait le tour du Québec. (Photo Le Quotidien, archives)

Un bruit strident

[ Ghislain Delage ]

«Dès les premières secondes, j’entends encore le bruit strident du frein à air, un bruit très fort. Je fais partie des premiers à sortir de l’autobus après l’accident. On est dans une côte, et il y a beaucoup de neige. Je suis sorti par la fenêtre avant de l’autobus.»

[ Michel Brisebois ]

«J’ai demandé au chauffeur si l’autobus pouvait exploser, ça sentait l’essence. Il m’a dit non. J’ai dit aux gars: on prend notre temps, tout le monde sort, personne ne reste, on sort les gars blessés un à un. C’est le côté droit de l’autobus qui a heurté la roche et l’impact a été le plus dur à cet endroit. Des gars comme Fernand Leblanc, Bob Simpson et Floyd Lahache sont blessés.»

«Quand l’autobus a culbuté, le gardien Nick Sanza a été expulsé par la fenêtre et il est retombé dans le contenant de bagages où on transportait nos poches de hockey. Il n’avait rien. Il a gravi le ravin et il est monté sur la route. Il était seul, et il s’est mis à crier à l’aide. Il pensait qu’il était le seul survivant de l’accident.»

Outre le décès de Gaétan Paradis, plusieurs joueurs des Castors ont été blessés, lors de l'accident. (Photo Le Quotidien, archives)

Il manque un joueur

[ Ghislain Delage ]

«On doit se rendre à l’évidence, on a eu un accident sérieux. Il y a des gars plus ou moins vêtus, ils ont perdu leurs souliers, il fait froid, c’est l’enfer. Je suis sur l’adrénaline, et pour retracer tous les joueurs, je nommais les gars par trio, naturellement, et il en manquait toujours un, Gaétan Paradis.»

[ Michel Brisebois ]

«Après avoir fait sortir les blessés, je suis descendu vers l’autobus pour aller voir Gaétan. Il faisait des bruits avec sa bouche, il ne pouvait pas parler. Il était plein de sang. J’ai essayé de vider sa bouche, qui était pleine de sang. Il était écrasé au fond. Lorsque l’autobus a fait le tonneau, il a été projeté vers la fenêtre du côté droit et, avec le poids de son corps, ça a ouvert la fenêtre. Il avait ses jambes en jack knife, en 180 degrés et l’autobus accoté derrière les cuisses. Je suis allé dessous l’autobus, pour le dégager. Je n’étais pas capable. J’ai demandé une barre à clous aux automobilistes qui étaient arrêtés pour nous aider. Gaétan était pris. J’ai coupé les sapins, autour de l’autobus, et ça a dégagé Gaétan. Je l’ai sorti, je ne sais pas trop comment; à l’époque, je pesais 165 livres et lui, au moins 185 livres.»

Michel Brisebois était le capitaine des Castors, lors de la saison 1974-75.

[ Ghislain Delage ]

«Je n’oublierai jamais le visage des gars, quand on a remonté Gaétan.»

L'arrivée des secours

[ Ghislain Delage ]

«Des gens sur la route ont fini par arrêter en nous voyant. Ce n’était pas tous des bons Samaritains, ils ralentissaient, mais ils ne voyaient pas l’autobus, seulement moi, sur le bord de la route 175, plus ou moins habillé. Je n’avais plus mon manteau sur le dos, je l’avais donné à Gaétan Paradis, étendu par terre.»

Rapidement, les secours en provenance de l’hôpital de Chicoutimi arrivent sur place. Les joueurs blessés sont transportés à l’hôpital.

«Je suis monté dans l’ambulance, derrière, avec Gaétan. Ils ont tenté de le réanimer. Après un moment, les ambulanciers ont cogné dans la vitre, en disant qu’il n’y avait rien à faire. Gaétan était décédé. À l’hôpital, la majorité des gars se faisaient déjà soigner. Quelques minutes plus tard, on est venu me chercher, le coroner voulait me parler, on devait identifier le corps. On m’a emmené, j’ai identifié le corps et confirmé le décès. Ensuite, je suis retourné à l’urgence.»

Annoncer l'impensable

[ Ghislain Delage ]

«Ensuite on m’a dit que j’étais demandé d’urgence au téléphone. Je ne savais pas qui ça pouvait bien être. Je prends le téléphone et on me dit: “M. Delage? Il paraît que vous avez eu un accident, et qu’il y aurait un mort? C’est possible de confirmer que ce n’est pas Gaétan?” C’était un membre de la famille de Gaétan, mais je ne me souviens plus qui. J’ai dû confirmer que c’était Gaétan. Ensuite, il y a eu le silence au bout du fil. J’ai ensuite entendu les pleurs, les cris. C’était un moment terrible.»

 [ Michel Brisebois ]

«On est tous allés à l’hôpital, où on nous a annoncé que Gaétan était décédé. À peu près tous les os de son corps étaient brisés. Il ne s’est jamais réveillé. Il avait 18 ans.»

Dimanche soir, le 24 novembre 1974, l’équipe des Castors de Sherbrooke est décimée. Ses joueurs sont blessés, meurtris et dévastés par la perte de l’un des leurs.

[ Ghislain Delage ]

«On a passé le lundi à Chicoutimi pour faire des achats. Plusieurs de nos joueurs ont perdu leurs vêtements, leurs bottes, ou leurs manteaux d’hiver, qui ont été déchirés dans l’accident. George Guilbault avait pris une entente avec les Saguenéens de Chicoutimi pour emprunter de l’argent comptant. J’ai obtenu 5000$ et un autobus nous a transportés au centre d’achats.»

Ghislain Delage a dû manoeuvrer dans la tempête. (Photo Le Quotidien, archives)

Un appui inconditionnel des Sherbrookois

Dès le lendemain, lundi, l’équipe prend l’avion à destination de Montréal. Les joueurs obtiennent la permission de retourner chez eux. Pour la plupart, ils retournent à La Hutte, leur résidence, à Sherbrooke.

Joueurs, entraîneurs et membres de l’équipe ont pansé leurs blessures et pleuré la perte de Gaétan Paradis jusqu’aux funérailles, célébrées à Drummondville, le jeudi suivant.

Un entraînement est prévu par la suite, en soirée, au Palais des sports.

[ Ghislain Delage ]

«Quand on est arrivé au Palais, il y avait déjà pas mal de spectateurs. Les joueurs voulaient revenir. Ils trouvaient ça plus dur de ne rien faire, dans les circonstances. À cause des blessures, seulement 14 ou 15 joueurs étaient présents à l’entraînement. Les joueurs sont débarqués sur la glace pendant que j’étais à mon bureau. On est venu me chercher en me disant: “Venez voir ça, ça ne se peut pas!” Le Palais des sports était bondé, il y avait plus de 6000 personnes. On est tombés par terre. Les gens ont été extraordinaires.»

«J’ai rassemblé mes joueurs au centre de la glace, et on a levé le bâton pour remercier tout le monde. Ensuite, le capitaine Brisebois est venu me voir: “Les gars veulent recommencer à jouer”, a-t-il dit. Georges avait obtenu un allègement de notre calendrier auprès de la LHJMQ. Mais là, les gars voulaient jouer.»

«On a repris le dimanche, contre Laval, au Palais. À un moment du match, Robert Désormeaux s’est fait frapper dans une mise en échec légale d’Yvon Vautour. Il est tombé, il a eu de la misère à se relever. Je pensais que la foule du Palais des sports allait sauter sur la glace pour le défendre! Les joueurs de Laval ne pouvaient même pas nous mettre en échec, car la foule était prête à exploser pour nous défendre!»

Les Russes et la Coupe du Président

Les Castors l’ont finalement emporté 7-0 face à Laval.

Les Sherbrookois ont connu toute une saison 1974-75 sur la glace. Ils ont d’abord surpris toute la planète hockey en défaisant l’équipe nationale de la Russie, le 7 janvier 1975, devant quelque 7000 spectateurs entassés au Palais des sports.

[ Ghislain Delage ]

 «Ce fut un bon baume sur nos plaies.»

Ils ont ensuite terminé la saison régulière avec seulement huit défaites, et ils ont gagné la Coupe du Président, remise à l’équipe championne du circuit junior québécois.

À la Coupe Memorial, qui se déroulait à Kitchener, ils n’ont pu se faire justice. Les Marlboros de Toronto, menés par Mark Napier et Bruce Boudreau, ont battu New Westminster en finale.

[ Michel Brisebois ]

«On se considérait comme les favoris pour la saison 1974-75 dans la LHJMQ. Claude Larose, Marc Tessier, François Robert et Gaétan Paradis avaient été acquis lors de cette saison-là. On n’avait pas une équipe de hockey, à l’époque, mais un gang de rue. Ça se battait beaucoup dans le temps, les matchs finissaient tard. On a seulement perdu huit matchs et on était très près les uns des autres. On avait des excellents joueurs, des très bons joueurs défensifs et des bons batailleurs. On avait tout. L’équipe était déjà très proche, le décès de Gaétan nous a rapprochés encore plus.»

Une équipe soudée dans le deuil

L'équipe des Castors de Sherbrooke lors de la saison 1974-75 a entre autres gagné la Coupe du Président, dans la LHJMQ, et battu l'équipe nationale de l'Union soviétique. (Photo La Tribune, archives)

L'équipe des Castors de Sherbrooke lors de la saison 1974-75 a entre autres gagné la Coupe du Président, dans la LHJMQ, et battu l'équipe nationale de l'Union soviétique. (Photo La Tribune, archives)

[ Ghislain Delage ]

«Que ce soit au golf, ou au dépanneur, les gens ne me parlent que de deux choses: la partie contre les Russes et l’accident dans le parc des Laurentides. Il y a tellement eu de choses qui sont survenues après l’accident, des événements qui nous ont aidés à traverser l’épreuve de la mort de Gaétan. Ce groupe est soudé pour la vie.»

Seulement deux membres de l’équipe sont décédés: Joe Carleval et Alain Bélanger, celui qui a été boxeur après sa carrière (il y avait deux Alain Bélanger chez les Castors).

En 1992, sous l’impulsion de Michel Brisebois, l’équipe des Castors s’est inscrite à un tournoi intermédiaire à Québec.

[ Michel Brisebois ]

«On a gagné le tournoi, contre des clubs collégiaux AA et AAA!»

[ Ghislain Delage ]

«Chaque année, cette date du 24 novembre est encerclée sur mon calendrier. J’y pense toujours. C’est un mauvais souvenir, mais ça a tellement soudé notre club, et on l’est toujours, même si on demeure un peu partout en Amérique du Nord. On est unis pour la vie.»

Conception graphique, La Tribune, Cynthia Beaulne