Politiciens, universitaires, chroniqueurs et bons citoyens semblent tous savoir ce dont les personnes en situation d’itinérance ont besoin. Mais qu’en pensent les principaux concernés? Incursion dans le milieu de vie des gens sans-abri, nos rues, où on est allé les écouter.

PREMIER VOLET > SERVICES ET COHABITATION

Le phénomène de l'itinérance grandit de plus en plus vite dans les grandes villes du Québec comme en région.

Dans de vastes salles à température contrôlée, politiciens et acteurs du milieu ont tenu dans les deux dernières années des États généraux de l‘itinérance au Québec et un Sommet municipal sur l’itinérance.

Le ministre Lionel Carmant et le maire Bruno Marchand multiplient les annonces de millions ici et de grandes mesures là pour pallier au désastre annoncé. Minimaisons, services en toxicomanie, haltes chaleur, aide en santé mentale, escouade propreté.

Mais qu’est-ce qu’ils veulent vraiment?

Dans cette série de deux articles, des personnes itinérantes du centre-ville de Québec se prononcent sur leurs besoins, leurs demandes, leurs espoirs, leurs aspirations. Le Soleil réalise une rare incursion dans leur vie, dans la rue.

Les lieux de rencontres

(Source Destination Québec Cité)

(Source Destination Québec Cité)

Le cœur est un oiseau

SOUS LE PETIT TOIT DE LA PLACE DE L'UNIVERSITÉ-DU-QUÉBEC

La chienne Asoka est couchée tranquille juste à côté de sa maîtresse, Kathleen Méthot, surnommée la grande Kat.

Une chihuahua-bichon vient d‘arriver, nerveuse, portée par Nancy Tardif dans un sac fait exprès. Dans la quarantaine, Nancy est nouvelle. Elle cherche à faire soigner la patte de Missy et craint de devoir quêter dans les prochains jours pour arriver à payer le vétérinaire.

Stéphane et Kathleen sont aux petits oignons avec leur chien Asoka.

Stéphane et Kathleen sont aux petits oignons avec leur chien Asoka.

Les deux chiens n’ont pas conscience que Ti-Fred niche sous leur museau, dans un chariot d‘épicerie. L‘oiseau se tient sur un petit lit de papier d‘enveloppes déchirées disposé par Cynthia Pouliot, qui traîne toujours son ballon de football avec elle.

Un jaseur boréal recueilli sur le béton froid du matin. Groggy après avoir heurté les vitres de l‘entrée du stationnement souterrain qui loge sous nos pieds.

Durant l‘entrevue, Ti-Fred s‘est envolé. Comme ça, d‘un coup. Bye!

Incarnation vivante et en direct des gens assommés par la vie qui ne demandent qu’un petit répit pour rassembler efforts et ambitions, avant de redéployer leurs ailes.

Un petit miracle de la rue.

«Home sweet home»

DANS L‘ESCALIER À L‘ENTRÉE DE L‘ARCHIPEL D‘ENTRAIDE, ANCIENNE ÉGLISE DE NOTRE-DAME-DE-JACQUES-CARTIER

Vincent Dubuc est assis là. Rien ne semble le déranger.

Il mange à grandes poignées des jujubes colorés d‘épicerie et garde proche sa bouteille de liqueur au raisin.

Le gars vient de Charlesbourg. Il a fait du centre-ville de Québec sa maison «pour le restant de mes jours».

«C’est home sweet home!» lance-t-il à travers ses bonbons plein la bouche, accentuant encore plus son sourire d‘enfant. On pense à sweet comme sucrerie.

Vincent vit dans la rue depuis cinq ans. Il constate que «les services existent, mais il n’y en a pas assez».

«Ça prend une place pour séjourner le jour comme la nuit, parce qu’on vit dans le temps. Les gens qui n’ont pas de travail ne vont pas nécessairement dormir juste le jour ou juste la nuit», explique-t-il.

Il donne en exemple Lauberivière, plus important refuge pour sans-abri à Québec fort d‘un colossal bâtiment neuf depuis quatre ans.

«C’est un beau service pour les sans-abri, mais ils ne permettent pas de dormir le jour. À part pour ceux qui ont des chambres. Mais dans les aires communes, même si quelqu’un a mal au dos, tu t’assois sur les chaises», déplore-t-il.

Dans la même lignée, il note le manque de bancs au centre-ville.

«Les bancs pour attendre les bus ne sont même pas adéquats! C’est vrai que le monde ne s‘assoit pas. Prenez soin de votre corps, tout le monde! Ils travaillent, mais ne prennent pas soin de leur corps», offre-t-il comme conseil.

Les itinérants restent longtemps debout, ce qui n’est guère mieux pour leur santé, souligne Vincent.

Le piquet, c’est une des positions les plus punitives pour le corps humain, à cause des pieds. Tu dois être soit en mouvement, soit assis, soit couché.

— VINCENT DUBUC

État de veille permanent

SUR LA TERRE BATTUE DU CARRÉ LÉPINE

«À un moment donné, ces gens-là ont besoin de se reposer», résume Jessica-Corinne Martin.

Elle a vécu dans la rue. «Deux fois», dont l‘an passé de juillet à novembre. Aujourd‘hui paire aidante bénévole au Projet LUNE destiné aux femmes de la rue, elle tente d‘aider son prochain. Ou sa prochaine.

Pendant qu’on jase, une jeune femme enroulée dans un couvre-lit dort par terre. Après quelques paroles sibyllines jetées à la volée, elle se lève, se déplace derrière un drap blanc étendu qui la cache à peine de la rue, baisse ses pantalons à la mi-cuisse, fait pipi et retourne se coucher.

On est à quelques pas de l‘une des rares toilettes publiques dans le quartier. Mais même passé huit heures le matin, la semaine, l‘endroit semble encore fermé à clé.

Utilisez les locaux vides pour aménager toilettes, douches et lits pour les itinérants, voilà un début de projet pour le maire, dit Jessica-Corinne. Mais M. Marchand «se fout complètement des sans-abri», selon elle.

«Probablement qu’il a été pointé du doigt de voir qu’il s‘inquiétait plus de son tramway que de ce qui se passe en ce moment dans la rue. C’est deux fois plus d‘itinérants! La seule chose qu’il fait, c’est plus de polices. Ce n’est pas un crime d‘être dans la rue», souligne Jessica-Corinne.

En plus des problèmes de santé mentale et de drogue, les personnes itinérantes «restent réveillées parce qu’elles se font voler leurs affaires», explique la dame.

Le projet de minimaisons prévu pour cet été dans le secteur est de la ville, à D‘Estimauville, servira à ses yeux à cacher les itinérants.

C'est pour les mettre plus loin, pour pas avoir le problème. Mais on n’est pas à D’Estimauville, les gens sont ici.

— JESSICA-CORINNE MARTIN

Un itinérant par bureau

SOUS LE PETIT TOIT DE LA PLACE DE L'UNIVERSITÉ-DU-QUÉBEC

Daniel Gaudreault vient de retomber dans la rue, après un hiver «au chaud» dans un loft loué avec sa blonde.

Mais Sonia a des problèmes de santé mentale. Les plaintes se sont accumulées, entre autres quand Sonia dormait dans le couloir. Ils n’avaient pas de bail. «Le propriétaire s‘est tanné», résume Daniel, qui avait déjà été rénovincé de son logement à pareille date l‘année dernière.

«L‘an passé, ça allait bien, j’étais sur mon nuage. Mais je dois te dire que cette année, je la trouve dure en crisse… C’est pas pareil», confie le sympathique barbu.

Quelques heures plus tôt, la police venait de démanteler son abri artisanal érigé sous les bretelles de l‘autoroute Dufferin-Montmorency.

«La Ville veut rendre l‘itinérance invisible. C’est un peu pour ça qu’ils essayent de vider les squats. Mais une fois les squats vidés, les gens vont aller où? Ça va déborder de Saint-Roch. Ça va déborder chez vous. Ça va déborder partout», se questionne-t-il.

En plus de réclamer des espaces publics de douches et de laveuses-sécheuses, il suggère de convertir des immeubles de bureaux inutilisés.

Comme l‘édifice de la Ville plantée au coin des rues Saint-Joseph et de la Couronne, dans Saint-Roch, ou l‘ancienne école Saint-Louis-de-Gonzague, à l‘entrée du Vieux-Québec. Ou accaparer son stationnement pour des minimaisons.

«Tu classes un itinérant par bureau, il n’aura pas de problème. C’est suffisamment grand pour classer tous les itinérants qui vivent à Québec! Ils sont près des services, près des organismes. C’est à côté. Si tout le monde va dormir là, il n’y aura pas des itinérants à dormir partout sur les trottoirs», promet Daniel.

Plus que du café

SUR LE TROTTOIR LONGEANT L‘ÉGLISE SAINT-ROCH, RUE SAINT-JOSEPH

Claude Dagenais immobilise son chariot. «Café? Chocolat chaud? Jus d'orange?» demande aux passants l'homme au petit chapeau de paille.

Sur le point de déménager à Saint-Jérôme, cet officier retraité de l‘Armée du salut a fait le tour de Saint-Roch durant deux ans en traînant ses gros Thermos, des tas de barres tendres.

Il offre un peu de réconfort gratuit à qui veut s‘arrêter. Jeune, il a vécu dans la rue. Il sait qu’on ne serait tous qu’à trois événements de vie de se retrouver à la rue: rupture amoureuse, faillite, décès d’un proche, maladie, perte d’emploi, immigration récente.

Comme Donald Boissonneault du restaurant Le Charbon, à la Gare du Palais. En discutant avec ceux qui prenaient ses gros bacs de plastique comme abri ou comme foyer au lieu de les dénoncer, Donald espère provoquer «la petite étincelle» dont il a eu besoin pour se sortir de trois mois d‘indigence passés dans les rues de Montréal.

Plus que ces anges gardiens, des professionnels formés arpentent le secteur à toute heure, travailleurs de rue et intervenants de différents organismes.

Fréquentant la rue, Kathleen Méthot offre son «meilleur conseil» aux personnes sans-logis pour avoir des services: «Trouve-toi un intervenant de rue!»

«Les intervenants sont là pour t’aider, vraiment. Avec ça, tu passes partout. Moi, j’en ai trois!»

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