Politiciens, universitaires, chroniqueurs et bons citoyens semblent tous savoir ce dont les personnes en situation d’itinérance ont besoin. Mais qu’en pensent les principaux concernés? Incursion dans le milieu de vie des gens sans-abri, nos rues, où on est allé les écouter.

DEUXIÈME VOLET > SÉCURITÉ ET PROPRETÉ

La violence s’avère omniprésente dans la rue. Elle fait partie du quotidien des personnes sans-abri et se présente sous plusieurs formes.

Physique, verbale, institutionnelle, avec les passants, avec les policiers, entre eux.

L’assassinat sauvage de Gilles Gosselin par deux jeunes à la marina Saint-Roch, en 2023, reste frais dans les mémoires sur la rue.

Guy Blouin, percuté à mort sur son vélo par une voiture de patrouille sur le parvis de l’église, en 2014, n’est pas oublié.

Le matin même de la tournée du Soleil au centre-ville de Québec, un homme qui gravitait dans l’univers de la rue est décédé après avoir été frappé par une voiture, dans le quartier. Le chauffard a fui les lieux de l’accident.

La veille, quelqu’un qui semblait chercher le trouble, ou quelqu’un, s’est pointé avec un couteau dans le coin du jardin Jean-Paul-L’Allier.

Les lieux de rencontres

(Source Destination Québec Cité)

(Source Destination Québec Cité)

«T'en viens-tu?»

SUR LE TROTTOIR À L’OMBRE DE L’ÉGLISE SAINT-ROCH, RUE SAINT-FRANÇOIS

Avec le Répit Basse-Ville qui vient de fermer, en fin de journée, un petit groupe flâne à l’entrée de la façade nord.

On entend le silencieux d‘une voiture toute sauf silencieuse s’approcher à bonne vitesse. Le véhicule s’immobilise d‘un coup de frein sec. En sortent trois jeunes hommes, le chauffeur reste à bord. Manifestement, ils ne sont pas venus en promenade.

Le trio se dirige droit sur un gars assis sur les marches de pierre. Deux restent en retrait, tandis que le meneur attaque à coups de poing et de cris.

Une lame est si vite sortie. Les assaillants sont tenus à distance. Après quelques pas d‘esquive et un autre lot d‘invectives, les nouveaux venus partent à pied retrouver leur ami chauffeur, qui les attend plus loin dans la bagnole.

Le temps est suspendu.

Puis, comme venue du ciel, en fait des étages de l’immeuble à logements situé juste en face, la voix d‘une femme qui répète: «[Elle le nomme], t‘en viens-tu?»

Celui qui vient de passer un moment assez stressant lui crie en retour: «J‘ai-tu l’air de m’en venir?? Je viens de me battre!!»

Tout le monde peut recommencer à respirer.

Un an de lumière

SUR UN BANC DE PIERRE DU PARVIS DE L’ÉGLISE SAINT-ROCH

Jason Royer prend le temps de nous amener à l’écart pour pouvoir garder toute sa concentration.

Né le samedi 14 septembre 1985, il aurait hérité son prénom du tueur en série des films Vendredi 13, dont le plus récent épisode venait de sortir au cinéma la veille.

Sa voix est douce, son débit lent. Mais contiennent une rage évidente.

«J‘ai 39 ans. C‘est la première fois de ma vie que je réussis à passer plus d‘un an sans aller en prison. Mis bout à bout, j‘ai 12 ans de sentence de faits depuis que j‘ai 18 ans», confie celui qui s’avoue toxicomane.

Il est l’auteur de la majorité des tatouages gravés sur sa peau, dont les deux au visage.

Jason se classe parmi «ceux qui sont vraiment détestés par les policiers. Pour la simple et unique raison, et je l’ai fait ouvertement, j‘ai voulu nuire à leur travail».

Ses relations avec les policiers s’avèrent «très difficiles». Il ne cherche pas à ce que ça change.

«Il n’y a pas un policier, à Québec, qui sait c‘est quoi avoir faim. Il n’y a pas un policier, à Québec, qui sait c‘est quoi avoir peur. Il n’y a pas un policier, à Québec, qui s’est fait réveiller à coups de pied dans la face pour se faire enlever sa paire de souliers», énumère Jason.

Il enchaîne: «Il n’y a pas un policier qui s’est fait battre par sa mère. Il n’y a pas un policier qui s’est fait agresser sexuellement à répétition. Il n’y a pas un policier qui sait c‘est quoi, avoir mal.»

L’homme conclut que malgré tout, sa vie comme itinérant est mieux que celle qu’il menait comme entrepreneur, alors qu’il a fait trois tentatives de suicide.

Avant, je ne trouvais pas la vie plus dure, je la trouvais tellement plate! C'est pathétique en crisse ce que je vais dire, mais je suis bien dans la rue.

— JASON ROYER

Gossants, les gars

SOUS LE PETIT TOIT DE LA PLACE DE L’UNIVERSITÉ-DU-QUÉBEC

Kathleen Méthot, Nancy Tardif, Cynthia Pouliot, Jessica-Corinne Martin, Caroline Veilleux. Celles rencontrées pour ce reportage sont unanimes: vivre dans la rue s’avère encore plus difficile quand tu es une femme.

«Les hommes nous gossent tout le temps!» s’exclame Kathleen, loin de rire.

«Quand ils sont chauds, les gars nous gossent. Si t’es belle, ça va être l’enfer», poursuit la femme qui vit maintenant en appartement avec son chum, Stéphane. Mais le couple est dans la rue le plus clair du temps.

Stéphane affirme avoir toujours ressenti ce devoir de protéger les gens, en particulier les femmes.

«J‘ai une voix très portante. Souvent, le monde de la rue, ils entendent crier, pis ils me reconnaissent. C’est assez haut! J‘aime mieux faire ça que de fesser», explique Kathleen, à propos de ses techniques d‘autodéfense.

L'Archipel d'Entraide est l'un des endroits à Québec où les personnes itinérantes peuvent se reposer en paix dans la journée.

L'Archipel d'Entraide est l'un des endroits à Québec où les personnes itinérantes peuvent se reposer en paix dans la journée.

Côté hygiène, les femmes ont accès aux douches de l’organisme Projet LUNE, coin Charest et Langelier.

«On a aussi une amie qui a un appart, alors on peut aller se laver chez elle», ajoute Cynthia.

Les ressources communautaires existent, confirment-elles, mais ne sont pas connues de toutes.

Pis c’est pas tout le monde qui veut… C’est pas tout le monde qui a une bonne hygiène. Un moment donné, la dépression s’en vient, puis tu t’en câlisses. Vient que le monde ne se lave plus, ils mettent des épaisseurs à la place.

— KATHLEEN MÉTHOT

Le regard qui tue

AU PIED DES MARCHES DU PARVIS DE L’ÉGLISE SAINT-ROCH

Un lecteur commence Au premier coup de canon d'André Mathieu. En face, celle qui a déjà été «la plus belle fille de Saint-Roch» se fait entendre.

Un passant dépose un sac de provisions entre l’itinérant et le journaliste. Richard Rioux en fait l’inventaire et va partager avec ses voisins, selon leurs goûts.

À 57 ans, Richard entame sa quatrième année dans la rue après avoir subi un accident vasculaire cérébral (AVC), en 2021.

Il dénonce ce qu’il perçoit comme une tentative de faire le ménage des rues entamé par l’administration municipale. «Notre bon maire Marchand, c‘est lui qui donne les directives aux flics», rappelle-t-il.

Richard suggère à Bruno de plutôt opter pour «des casiers, des douches, des laveuses. Pars avec ça!»

«Si on avait des casiers, tu n’aurais pas besoin de charrier ta vie. Ce n’est pas écrit dans ta face que tu es un itinérant. Les gens te regardent différemment. Parce que c’est de la manière qu’ils nous regardent, c’est ça qui m’atteint le plus.»

Il a vu en masse de violence entre personnes sans-abri et de violence policière. Mais il évoque aussi l’intangible violence de la part des passants.

«Tu te rends compte que tu es moins bon que de la merde [à leurs yeux]. C’est comme ça que je me suis senti», confie l’homme à la voix rocailleuse, dans un mélange de tristesse et de colère refoulées.

Quand je marche dans le chemin, je ne regarde plus personne dans les yeux. Je n’aime pas le regard qu’ils me donnent. Je ne veux pas le voir. Ça me fait de la peine. Puis s’ils me connaissaient deux minutes, c’est eux autres les pourris, c’est pas moi.

— RICHARD RIOUX

Opérations nettoyage

SUR LES BANCS DE BOIS ENTOURANT LA PLACE DE L’UNIVERSITÉ-DU-QUÉBEC

Chacun est assis sur son banc avec tout son bric-à-brac rangé à côté, ballot, sacoches, valises, carrosse, poussette de bébé.

L’escouade ménage s’en vient. Mais on ne sait pas quand. Pour éviter toute embrouille et surtout de se faire jeter leur matériel par les policiers, les habitants du grand carré bétonné, haut lieu de l’itinérance à Québec, sont prêts.

Jean-Sébastien ramasse sa guitare noire. Stéphane, que les autres appellent Béru, a beaucoup trop de bagages à surveiller. Sa blonde, Kathleen, est partie «à l’autre bout de la ville» rencontrer des gens de l’aide sociale.

Les personnes sans-logis doivent être capables de rester mobiles en tout temps et s’assurer que leur matériel soit sous surveillance constante.

Sinon? Escortés par des policiers, des employés d‘entretien de la Ville ramassent et jettent. C’est ce qu’on appelle les opérations nettoyage. Au programme chaque jour au moins jusqu’à l’automne.

«Ils ont jeté mes affaires trois fois, l’année passée. Tout, tout, tout, tout!» s’exclame Kathleen, qui rit sans trouver ça drôle.

«Il faut être forte mentalement. C’est triste. Il faut repenser à mon linge, mon hygiène, mon ci pis ça. Tout!»

Parfois, dans le sac envoyé aux ordures gît la fameuse carte d‘identité acquise au bout de plusieurs tentatives et à coups de multiples démarches avec l’aide d‘intervenants de la rue. Ce sera à recommencer.

Le camion de nettoyage de la Ville et deux autos de police arrivent sur place. Tous en seront quittes ce jour-là pour des discussions entre agents de l’ordre et personnes sans-abri. Mais rien de plus. À demain.

DESIGNER GRAPHIQUE
PASCALE CHAYER