(Maxime Picard/La Tribune)

(Maxime Picard/La Tribune)

MARIE-CHRISTINE BOUCHARD
mbouchard@cn2i.ca

Des routes de campagne désertes, des sentiers boisés, des terres agricoles qui s’étirent jusqu’à une frontière parfois réduite à une vieille clôture ou des blocs de béton. En Estrie, le long de la frontière canado-américaine, tout semble calme. Trop calme?

La frontière sous la lune

Il est 22h, un mardi de mars. Une journaliste et un photographe des Coops de l’information roulent lentement sur une route frontalière entre l’Estrie et le Vermont. Le ciel est noir, la route déserte sur des kilomètres. On s’arrête. On filme. On garde les pieds bien ancrés au Canada, mais les États-Unis sont là, facilement accessibles à pied malgré la couche de neige. On attend. Puis on repart. Pas de trace des policiers de la Gendarmerie royale du Canada (GRC). Seule présence: une caméra de surveillance américaine, visible au loin. Elle observe la route que nous aurions empruntée si nous avions décidé de courir chez nos voisins du Sud.

«La GRC? Ici?»

Un mercredi soir, 21h, toujours en mars. Cette fois, nous approchons le poste frontalier de Hereford en Estrie, qui ferme chaque soir à 20h. Le bâtiment est allumé, mais désert. Les caméras de l’Agence des services frontaliers du Canada nous observent.

Nous roulons dans un véhicule de location. Un choix qui n'est pas anodin: ce type de véhicule est souvent utilisé par les passeurs. Nous risquons davantage d’attirer l’attention de la GRC.

En chemin, nous arrivons au bout d’une rue québécoise, fermée par des blocs de béton et une vieille pancarte. La frontière est franchissable à pied, facilement.

Le secteur est isolé, montagneux, peu peuplé. Il n’y a pas de réseau cellulaire.

«La GRC? Ici? Vous avez plus de chances de frapper un chevreuil que de voir la GRC!»
Un travailleur local

Autre soirée, même scénario. Nous nous stationnons une vingtaine de minutes près d’une rue qui s’arrête à la frontière. Du côté américain, quelques voitures passent. De notre côté, c’est calme. Un résident canadien nous observe de sa fenêtre de salon; nous voyons son rideau bouger. Mais rien. Aucun agent du U.S. Border Patrol ne se pointe du côté américain. Aucun policier canadien non plus.

Un passeur à 3000 $US

Malgré tout, des migrants essaient encore de traverser la frontière. On ne sait pas combien réussissent, mais on sait combien sont interceptés par les policiers.

Dans les quatre premiers mois de 2025, la GRC a intercepté 329 personnes provenant des États-Unis. Les Américains en ont arrêté 588 autres ayant tenté la traversée inverse à partir du Québec.

Nous discutons avec Jeanne, une ressortissante d’Amérique latine à qui nous donnerons un prénom fictif, pour protéger son dossier d’immigration. Elle raconte ce jeudi soir de mars où elle a quitté les États-Unis pour rentrer illégalement au Québec.

Dans l’espoir d’une vie meilleure au Canada, elle a payé 3000 $US à un passeur, en échange d’un téléphone et d’un point de rendez-vous.

Il faisait froid, il y avait de la neige au sol. Ce soir-là, cinq migrants ont effectué la traversée. Tous craignaient d’être interceptés. Personne ne faisait vraiment confiance au passeur.

«Au téléphone, le passeur nous guidait dans le bois avec le GPS. Parfois, il disait: “Restez près des arbres” ou “Collez-vous aux maisons”.»
Jeanne

Ils ont débouché sur une rue du côté québécois. Dans le petit groupe, il y a eu des acclamations.

«Courez!» a crié le passeur.

Il les attendait dans une voiture, tout près, moteur allumé. Les migrants se sont entassés à l’arrière et le passeur a détalé à toute vitesse.

«On n’a pas vu de police», raconte Jeanne.

Les migrants se sont cachés pendant 14 jours. Jeanne craignait d’être expulsée vers son pays d’origine, alors que son visa émis grâce à un programme humanitaire américain tirait à sa fin.

Elle s’est finalement rapportée aux autorités. Elle bénéficie aujourd’hui d’un statut de protection temporaire au Canada.

Elle rêve d'obtenir asile définitivement.

Stanstead, Québec –Derby Line, Vermont, les villes jumelles

Au cours de nos visites le long de la frontière, nous avons croisé des patrouilles de la GRC à quelques reprises à Stanstead, la ville jumelle de Derby Line, au Vermont.

Ici, les rues sont coupées par la frontière, tout comme la fameuse bibliothèque Haskell. Sans les clôtures ou les blocs de béton ajoutés par les autorités, nous pourrions changer de ville — et de pays — sans le savoir.

Alors à Stanstead, les autorités sont aux aguets. Partout en ville, on voit des caméras, des détecteurs de mouvements. La GRC est présente, tout comme la U.S. Border Patrol.

Chemin Roxham: des policiers tout le temps

Après avoir patrouillé la frontière de l’Estrie, nous décidons d’aller vers l’ouest, en Montérégie, pour comparer la surveillance policière.

Selon la GRC, une partie importante des traversées clandestines ont lieu dans ce secteur.

C’est là que se trouve le chemin Roxham, à Hemmingford, longtemps le principal point de passage irrégulier entre les États-Unis et le Canada. Plus de 100 000 demandeurs d’asile y sont passés entre 2017 et 2023.

Dès l’aube, direction le chemin Roxham. Deux ans après sa fermeture, les roulottes de la GRC ont disparu, mais la brèche est toujours là. Il suffit d’enjamber un petit ruisseau pour passer du chemin Roxham, au Québec, à Roxham Road, dans l’État de New York.

Au sol, on voit des bouteilles d’eau avec des étiquettes en espagnol, des jouets, des couvertures abandonnées... Preuves que les passages continuent.

À peine sommes-nous arrivés qu'une voiture de la GRC surgit au bout de la longue route de campagne. Le policier vérifie la plaque de notre voiture avant de s’avancer vers nous.

— Bonjour. Qu’est-ce que vous faites ici?
— Nous sommes journaliste et photographe pour Les Coops de l’information.
— Ok, très bien, pas de problème.
— Vous êtes arrivés vraiment très rapidement! Vous nous avez vus grâce aux caméras de surveillance?

Le policier est déjà prêt à partir et n’a visiblement pas envie de répondre à nos questions.

— On a nos moyens, dit-il simplement avec un petit rire.

Le reste de la journée, les véhicules de la GRC se multiplient sur notre route.

Un hélicoptère Black Hawk survole la frontière à très basse altitude, près du poste frontalier de Saint-Bernard-de-Lacolle. Les résidents confirment: ici, les policiers répondent vite aux appels. Et on les voit beaucoup.

«Quand je vais reconduire mon fils qui travaille tout près de la frontière, il n’est pas rare que je vois deux à trois autos de la GRC», dit une résidente du secteur.

Nous sommes en Montérégie. Le contraste avec l’Estrie est frappant.

(Marie-Christine Bouchard/La Tribune)

(Marie-Christine Bouchard/La Tribune)

Deux semaines plus tard, un appel

Fin avril. La journaliste reçoit un appel. Un enquêteur de la GRC explique avoir repéré notre voiture de location sur trois caméras à la frontière, dans l’ouest de l’Estrie… deux semaines plus tôt.

«On vous a repérés, mais on ne pouvait pas se déplacer. On était occupés ailleurs», explique-t-il.

Pourquoi appeler 13 jours plus tard?

«Le sujet de la frontière est très délicat en ce moment. On est très attentifs…»

En fait, nous n'étions même plus dans le détachement de la GRC en Estrie… mais dans le district voisin de Champlain!

Notre identité vérifiée, le policier a fermé l’enquête.

Des caméras partout (ou presque)

Nous avons vu peu de caméras en Estrie. Celles du côté américain étaient parfois visibles depuis le Canada. En Montérégie, les caméras étaient bien là, faciles à repérer, des deux côtés de la frontière.

«Nous avons beaucoup de caméras en Estrie. Quand nous en avons besoin, nous en installons. Le fait que vous en ayez vu peu, c’est bon signe: elles ne sont pas censées se voir facilement.»
Caporale Martina Pillarova, porte-parole de la GRC

Les images captées par les caméras sont envoyées à la station de transmission opérationnelle au quartier général de la GRC, à Montréal, où des civils les analysent en temps réel.

Dans certains secteurs de l’Estrie, faute de signal Internet, on a installé des caméras de chasse, qui sont récupérées et analysées ensuite.

Nous avons fait près de 3000 km de route en Estrie, sur près de trois mois. Et nous avons reçu un seul appel, deux semaines après notre présence sur le terrain.

«Vous avez peut-être été vue durant vos trajets. Mais ce n’est pas illégal d’être le long de la frontière. Si on ne détecte rien d’illégal, on vous laisse vous promener», dit la caporale Pillarova.

Où est la GRC en Estrie?

La porte-parole de la GRC le reconnaît: la présence policière est inégale le long des 800 km de la frontière terrestre qui sépare le Québec des États du New Hampshire, du Vermont et de New York.

«La plupart des gens qui facilitent les passages viennent de Toronto ou de Montréal. C’est donc plus simple de traverser plus à l’ouest, dans le secteur du détachement de Champlain. Plus on va vers l’Est de la frontière, moins il y a d’activité. À Stanstead, en ce moment, c’est très tranquille.»

«On déploie nos effectifs selon les besoins sur le terrain. Je vous donne un exemple. Si 80% des passages ont lieu dans le secteur de Champlain, c’est là qu’on doit mettre une partie importante de nos ressources. Si la situation change, on se réajuste», ajoute-t-elle.

Passages réels… ou rapportés?

Est-ce que 80% des passages illégaux et des échanges de marchandises interdites se concentrent vraiment dans l’ouest du Québec, en Montérégie?

On peut en douter, estime Francis Coats, policier retraité de la Sûreté du Québec, expert en sécurité et enseignant à l’École de technologie supérieure de Montréal.

«Ce sont plutôt 80% des passages qui sont rapportés. Quand une organisation policière n’a pas les ressources pour tout surveiller, elle choisit ce qu’elle observe.»

Parfois même, ajoute-t-il, on préfère ne pas voir. «Le clandestin qu’on intercepte, on doit s’en occuper. Le clandestin qu’on ne voit pas, lui, il ne coûte rien.»

(Jean Roy/La Tribune)

(Jean Roy/La Tribune)

Nous sommes repérés

Nous effectuons une dernière sortie le long de la frontière, début juin, pour capter des images supplémentaires. Arrêt rapide au bout d’une rue, là où les caméras sont bien visibles.

Sur le chemin du retour, des gyrophares apparaissent dans le rétroviseur. Une voiture de la GRC nous intercepte. Le policier nous informe: notre véhicule a été repéré par les caméras de surveillance au bord de la frontière.

Nous expliquons que nous sommes journalistes. Le policier hoche la tête. Il le sait déjà.

«On vous a reconnus. On sait que vous cherchez notre présence. Eh bien, nous voilà!»
Le patrouilleur de la GRC

Nos questions au service des communications de la GRC sont manifestement descendues jusqu’au détachement de Sherbrooke.

Sympathique, et visiblement fier de son rôle, l’agent prend le temps de nous parler de son travail. Il connaît le terrain, les points de passage, les délais de réponse entre deux chemins quand les policiers reçoivent un appel.

Mais une question reste en suspens. Y a-t-il assez de policiers comme lui pour sécuriser l’ensemble des 813 kilomètres de frontière entre le Québec et les États-Unis?

Les journalistes Marie-Christine Bouchard et Mòrag Bélisle discutent avec un patrouilleur de la GRC. (Maxime Picard/La Tribune)

Les journalistes Marie-Christine Bouchard et Mòrag Bélisle discutent avec un patrouilleur de la GRC. (Maxime Picard/La Tribune)

Pendant ce temps, sur le terrain, les caméras tournent, les véhicules de patrouille avalent les kilomètres, les policiers courent dans les bois pour attraper les migrants qui tentent de s’échapper.

Au cours des derniers mois, le nombre de traversées interceptées a chuté au Canada et aux États-Unis.

Mais d’autres Jeanne continuent de marcher dans les bois, sans bruit, entre deux pays, un téléphone à la main.

(Maxime Picard/La Tribune)

(Maxime Picard/La Tribune)

PHOTOGRAPHES
MAXIME PICARD ET JEAN ROY
DESIGN GRAPHIQUE

CYNTHIA BEAULNE