La rue St-Édouard... la plus malfamée de tout Sherbrooke

M. Hist,
J’ai veillé longtemps sur la Wellington Sud, un peu notre redlight local. Est-ce que cette vie nocturne a toujours eu lieu sur la Well? Il y a eu d’autres rues «animées» au centre-ville?
Pierre-Yves
Cher Pierre-Yves,
C’est une excellente question que vous posez là! Pour y répondre, oserez-vous prendre votre courage à deux mains et me suivre sur l’ancienne rue St-Édouard?
La situez-vous, cette rue? Si non, c’est bien normal: elle n’existe plus de nos jours. Tracée en 1835 par la compagnie des terres, cette voie a connu une existence… colorée! Elle est alors dans le prolongement de la rue Goodhue (actuelle Camirand), dont elle porte le nom pendant tout le 19e siècle.
La rue est peu habitée jusque dans les années 1870. À ce moment, il semble qu’elle ne soit occupée que du côté est. On y retrouve de petites maisons ouvrières modestes, couvertes de clins de bois, dans lesquelles demeurent les travailleurs et travailleuses des usines Lomas et Paton toutes proches.
Le côté ouest, quant à lui, n’est construit qu’aux abords de la rue Marquette, une colline rocheuse recouvrant le reste de la rue. Le «Ledge» dans l’un des noms qu’elle porte (Ledge Street, «saillie», «rebord») pouvait désigner cette petite colline sur laquelle se trouvait une grande maison en bois de deux étages et demi.
L’ancienne rue prolonge la rue Goodhue (actuelle rue Camirand), avant d’être baptisée au début du 20e siècle du nom de St-Édouard. (Photo Plan d’assurance-incendie de la Ville de Sherbrooke, 1907)
L’ancienne rue prolonge la rue Goodhue (actuelle rue Camirand), avant d’être baptisée au début du 20e siècle du nom de St-Édouard. (Photo Plan d’assurance-incendie de la Ville de Sherbrooke, 1907)
À partir de 1904, elle porte le nom St Edward Street. Qui était ce saint Édouard? Il semblerait que ce soit pour honorer un monarque britannique, Edouard VII (1841-1910). Mais il existe une autre version, laquelle se réfère plutôt à M. John Edward, le propriétaire de la majeure partie des maisons de la rue. Une théorie qui ne serait pas sans rappeler le village du «maire Lauzon» dans l’est de la ville (Le village Lauzon de Sherbrooke, le paradis perdu du taudis), quelques décennies plus tard…
En 1950, le journaliste Louis O’Neal décrit dans les colonnes de La Tribune la rue St-Édouard avec un langage fleuri que je ne peux m’empêcher de reproduire. Elle est comme la «petite place Pigalle» de Sherbrooke, «la plus malfamée de toutes les rues de Sherbrooke».
Sur cette rue se trouvaient des prostituées, animant notamment les couloirs du «City Hotel». On y croise des vendeurs d’alcool clandestins, dont un certain «Berger» qui s’affairait à égarer le troupeau plus qu’à ne le conduire. Prenez garde à ces «gens aux mœurs assez élastiques», des personnalités répondant aux patronymes colorés de «Jésus» Beaudoin, «Tit-Christ» Des Indes, «Tet» Labrecque… Ou encore le «gros» Gustave Therrien, dit «sauve-la-graisse», un «chenapan d’eau forte» d’une maigreur extrême et revendeur d’alcool qui fournissait ses substances à qui était désireux de «se peinturer l’intérieur».

Au bout de quelques décennies, les maisons se disloquent, vacillent, tombent sous la morsure des flammes ou celle du temps qui affaiblit les structures vétustes. Dès 1949, on procède à la démolition des demeures insalubres de la rue, en prévision du chantier de l’édifice des Postes et services fédéraux qui ouvre ses portes en 1955. À partir de 1957, ce qui reste de la rue prend le nom des Couture, une famille sherbrookoise illustre, respectable et industrieuse. La famille Couture est très présente au sein de la police de Sherbrooke: le patriarche, Pierre «Pit» Couture, est l’un des premiers policiers de la ville alors que son fils, Alfred-Zéphirin, occupe le poste de chef de police de 1915 à 1925.
Le 28 janvier 1910, l’officier Couture procède à une arrestation sur la rue St-Édouard. Des exemples, comme celui-ci, sont nombreux dans les archives des registres des interventions policières à Sherbrooke. (Photo Fonds du Service de police et d’incendie de la Ville de Sherbrooke, Musée d’histoire de Sherbrooke)
Le 28 janvier 1910, l’officier Couture procède à une arrestation sur la rue St-Édouard. Des exemples, comme celui-ci, sont nombreux dans les archives des registres des interventions policières à Sherbrooke. (Photo Fonds du Service de police et d’incendie de la Ville de Sherbrooke, Musée d’histoire de Sherbrooke)
Aujourd’hui, c’est l’architecture anguleuse de la place de la Cité qui y impose son ordre géométrique depuis 1988. Il ne reste plus de cette rue qu’un souvenir, flou comme un regard enivré d’alcool, et quelques vers tracés par un jeune Alfred DesRochers qui se rendait à l’école en passant devant le «City Hotel»: «Dans le bar, aux vitraux, orange et pimbina / Un rayon de soleil oblique, qui clignote / Dore les appui-corps nickelés, où s’accote / En pleurant, un gaillard que le gin chagrina».
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Conception graphique La Tribune, Cynthia Beaulne