TURQUIE
Les derviches tournent depuis 750 ans à Konya

Dans un amphithéâtre circulaire de Konya, au sud d’Ankara, en Turquie, les chants religieux s’interrompent. Les 36 hommes et garçons sur la piste, au centre, laissent tomber des capes noires pour révéler une jupe et un chemisier blancs. Les derviches s’apprêtent à amorcer une lente danse giratoire en l’honneur de Rûmî, poète, théologien et grand maître spirituel musulman ayant largement influencé le soufisme.
L’événement se tient chaque année le 17 décembre, jour du décès de Rûmî... il y a 750 ans. De manière ininterrompue depuis sept siècles et demi, les pèlerins se déplacent à Konya, à la mi-décembre, pour visiter le mausolée du maître, au musée Mevlana, et pour assister à la cérémonie commémorative.
Pour peu qu’on s’intéresse à l’histoire et aux religions, un passage à Konya en décembre nous transporte dans l’univers soufi. Annuellement, ils sont entre 3,5 et 4 millions à visiter la ville pour son histoire religieuse et environ 20% viennent de l’extérieur de la Turquie, en grande partie de l’Iran. Le musée Mevlana serait d’ailleurs un des plus visités du pays après le palais Topkapi d’Istanbul.

Le professeur Nuri Simsekler, chef de l’Institut des études derviches à l’Université Selçuk, à droite, et son interprète.
Le professeur Nuri Simsekler, chef de l’Institut des études derviches à l’Université Selçuk, à droite, et son interprète.
Rûmî, Djalâl ad-Dîn Rûmî, de son nom complet, était originaire d’Afghanistan. Il a fondé la confrérie soufie des derviches tourneurs à Konya. «Rûmî nous donne une direction à suivre. Il ne catégorise pas les gens selon leur classe sociale. Pour lui, tout le monde est égal», résume le professeur Nuri Simsekler, chef de l’Institut des études derviches à l’Université Selçuk.
Il rapporte que la cérémonie des derviches est l’une des célébrations traditionnelles les plus vieilles du monde. L’UNESCO l’a d’ailleurs inscrite sur sa liste du patrimoine culturel mondial.

«La cérémonie est nommée Sebi Arus, ce qui signifie “soir de noces”, précise le professeur Simsekler, parce que les funérailles étaient soulignées avec de la musique et une atmosphère de célébration. En mourant, Rûmî allait rejoindre son “amour”, donc personne ne devait pleurer.» Son amour, c’était son dieu.
Pour Nuri Simsekler, Rûmî est un symbole qui reflète la philosophie du pays. Si le leader Atatürk, fondateur de la Turquie, a techniquement proclamé la laïcité du pays en 1928 et que les ordres soufis ont été interdits pendant un certain temps, celui des derviches tourneurs a été de nouveau légalisé dans les années 1950. Le gouvernement ne considère pas le soufisme comme une religion, mais comme quelque chose de culturel.
Concrètement, la cérémonie des derviches tourneurs, appelée sema, est basée sur le principe que la vie est un cycle, qu’elle tourne, comme les atomes dont nous sommes composés, comme la planète et les étoiles, qui suivent des cycles.
Les rotations symbolisent en quelque sorte que l’humain vient de la terre et retournera à la terre. Dans sa forme la plus sacrée, le sema est pratiqué en privé.
Pour les besoins de la cérémonie, des derviches se prêtent à l’exercice en public à Konya, mais on peut aussi assister à des spectacles un peu partout en Turquie, notamment dans certains restaurants d’Istanbul. Sauf que la symbolique, à Konya, est bien réelle. «Le sema est un remède pour l’âme. C’est plus qu’une performance, c’est presque une prière», a clamé un des maîtres de cérémonie.

Laisser tomber la tunique noire, au début du sema, signifie une forme de résurrection ou de naissance. Les chapeaux cylindriques, faits à la main, représentent la pierre tombale de la vie mondaine. Les bras des danseurs sont placés dans une diagonale pour représenter la première lettre de l’alphabet arabe qui signifie «unique». La main droite est ouverte vers le ciel, vers Allah, et la main gauche est tournée vers la terre pour symboliser la transition entre les deux mondes.
Le soir du 17 décembre, après des discours et des prestations musicales, les derviches ont lancé la lente cérémonie. Un à un, dans une marche chorégraphiée, ils lancent les rotations jusqu’à atteindre une certaine transe. Ils interrompent leur danse au moins deux fois pour se regrouper et pour reprendre le même manège. Pour le spectateur, la prestation est hypnotisante.
«J’avais besoin de me retrouver avec des gens comme moi, qui voulaient comprendre le sens profond de l’islam.»
İskender Cüre est l’un des danseurs ayant pris part à la cérémonie. Aspirant au doctorat en études culturelles, il est sociologue de formation. Il refuse de se qualifier de derviche. «Il y a une différence entre les vrais derviches et les derviches qui offrent des spectacles. Pour devenir un vrai derviche, il faut attendre un signe, par exemple voir en rêve ta participation dans un cercle derviche.»

İskender Cüre est l’un des danseurs ayant pris part à la cérémonie.
İskender Cüre est l’un des danseurs ayant pris part à la cérémonie.
Quand on lui demande à quel point le soufisme est populaire en Turquie, il répond que «malheureusement, c’est populaire. Dans un sens négatif. Après que le soufisme eut été banni, on a commencé à organiser des cérémonies et les gens se sont mis à croire qu’ils pouvaient devenir des derviches seulement en participant à une de ces cérémonies. Mais dans la plus pure tradition, avant de devenir un derviche, il faut servir les gens pour 1001 heures. Ensuite, on peut consacrer une heure par semaine à une cérémonie, mais le reste du temps devrait être consacré à l’étude des écritures religieuses et à la prière notamment.»
İskender Cüre a cherché à devenir derviche pour ajouter une dimension spirituelle à sa vie. «J’avais besoin de me retrouver avec des gens comme moi, qui voulaient comprendre le sens profond de l’islam.»



La cérémonie commence avec un semblant de prière.
La cérémonie commence avec un semblant de prière.

Avant de retirer leur cape noire, les derviches procèdent à une lente ronde.
Avant de retirer leur cape noire, les derviches procèdent à une lente ronde.
DES MUSÉES CONSACRÉS AU SOUFISME


Le Musée Mevlana renferme le mausolée de Rûmî.
Le Musée Mevlana renferme le mausolée de Rûmî.
Konya est une ville conservatrice où l’anglais n’est pas nécessairement très répandu. En y passant quelques jours, en visitant les musées consacrés au soufisme et à la vie de Rûmî, on comprend un peu davantage son caractère sacré.
Le Musée Mevlana, qui ressemble un peu à un bâtiment religieux, avec son dôme verdâtre, était particulièrement achalandé le 17 décembre. Tellement que les autorités ont dû fermer ses portes pour réduire l’afflux des visiteurs qui souhaitaient voir le mausolée de Rûmî.
Richement décoré, le bâtiment compte de nombreux chandeliers et des bougies accrochées au plafond. On y trouve aussi la loge des derviches. Le sarcophage de Rûmî est recouvert d’une étoffe de soie brodée d’or.
Ce jour-là, parmi les visiteurs, plusieurs réalisaient visiblement un pèlerinage. Ils se regroupaient ensuite autour de la mosquée Sultan Selim. Une tente y était érigée pour assister au spectacle de chants traditionnels. On procédait aussi à la distribution de beignets et de salep, une boisson chaude faite à base de poudre d’orchidée. On la mélange avec du sucre, du lait chaud et de la cannelle. Délicieux.
À voir les fidèles, les journalistes qui affluent de partout en Europe et en Asie, on comprend l’importance de l’événement. Jamais néanmoins les foules n’ont été réellement denses. On est loin de la congestion dans la vieille ville de Jérusalem pendant le ramadan ou le sabbat.
Le Musée Panorama permet quant à lui de retracer les étapes importantes de la vie de Rûmî. On peut voir, en 3D, une reconstitution du grand bazar de Konya il y a 800 ans, alors qu’il était un carrefour du commerce international. Il se trouvait en effet sur la route de la soie. Konya a d’ailleurs déjà été la capitale du pays.




Konya était autrefois un important carrefour international du commerce.
Konya était autrefois un important carrefour international du commerce.

Le Musée Panorama illustre la vie à Konya il y a 800 ans.
Le Musée Panorama illustre la vie à Konya il y a 800 ans.
À PROPOS DE KONYA

Konya est considérée comme une des villes les moins dispendieuses de Turquie, notamment à cause de son agriculture et de ses industries. Plutôt étendue, elle compte deux millions d’habitants, dont au moins 300 000 étudiants. On y trouve cinq universités.
La population de Konya a connu une importante croissance depuis dix ans en raison de l’immigration.
On la dit très sécuritaire. En raison de son caractère religieux, il sera difficile pour les touristes occidentaux d’y trouver de l’alcool à l’extérieur des hôtels. Mais l’abondance de plats traditionnels, toujours composés de viande, constitue une expérience culinaire qui consolera un tant soit peu les amateurs de bière et de vin.
Le journaliste était l’invité de Tourisme Turquie et de Turkish Airlines.
Conception graphique, Cynthia Beaulne

La vieille ville de Konya est un quartier particulièrement vivant.
La vieille ville de Konya est un quartier particulièrement vivant.