POURQUOI UNE USINE EN PLEIN CENTRE-VILLE?

«Je marche souvent sur la rue Bank et je suis toujours surprise de voir ce grand site industriel en plein centre-ville... Est-ce normal, est-il là depuis longtemps?»
Sarah
Chère Sarah,
Excellente question! Et la réponse est oui – à la fois pour sa présence, et pour sa longévité. Ce bâtiment massif qui s’étend sur la rue Bank n’est pas une anomalie urbaine récente: il s’agit au contraire d’un témoin centenaire de l’histoire industrielle sherbrookoise. Laissez-moi vous raconter comment ce grand joueur mondial a pris racine ici, presque par hasard… et ne nous a jamais quittés.

L’histoire remonte à 1913. À cette époque, la compagnie Panther Rubber Co. (surnommée PanCo), basée dans le Massachusetts, cherche à s’implanter au Canada. Elle achète pour 2500$ une ancienne usine de la Montreal Carpet Company Ltd. située sur la rue Bank, à Sherbrooke. Avant cela, le bâtiment abritait la Smith Elkins Manufacturing Co., qui construisait notamment des moteurs de bateau… Dont celui du célèbre Enterprise qui a navigué sur la St-François à la fin du 19e siècle (voir notre chronique)!
Même avant l’arrivée de l’entreprise Panther Rubber (American Biltrite) en 1913, le secteur de l’actuelle rue Bank est un véritable «parc industriel», vers 1890. (Photo Collection Musée d’histoire de Sherbrooke)
Même avant l’arrivée de l’entreprise Panther Rubber (American Biltrite) en 1913, le secteur de l’actuelle rue Bank est un véritable «parc industriel», vers 1890. (Photo Collection Musée d’histoire de Sherbrooke)
La PanCo commence modestement: une trentaine d’employés, et une spécialité très pratique: semelles et talons en caoutchouc pour chaussures. Mais l’entreprise voit loin. Le marché québécois est prometteur, Sherbrooke est bien située, et la main-d’œuvre est au rendez-vous.
Dans les années 1920, l’usine transforme près de 80 tonnes de caoutchouc par jour. En plus des semelles, on y fabrique des carpettes, des balles à jouer, et bientôt des revêtements de sol… toute une innovation pour l’époque. En 1923, la production de couvre-planchers en caoutchouc débute, et ce qui positionne alors l’usine au cœur du développement industriel des Cantons-de-l'Est.
Les semelles «super-biltrite», un produit local de l’usine de Sherbrooke, sont vantées dans les journaux locaux. (Photo La Tribune, Revue économique, avril 1957)
Les semelles «super-biltrite», un produit local de l’usine de Sherbrooke, sont vantées dans les journaux locaux. (Photo La Tribune, Revue économique, avril 1957)
En 1951, pour marquer son expansion et son succès fulgurant, l’entreprise adopte un nouveau nom: American Biltrite Rubber Company. Avec la reprise économique d’après-guerre, elle monte en puissance: elle vend désormais des tuiles de sol, et à partir de 1966, elle fabrique aussi du couvre-plancher en rouleau. L’usine s’adapte, innove et se taille une place enviable dans son domaine. L’entreprise fabrique notamment les couvres-planchers utilisés au Pavillon du Québec lors de l’Expo 70 au Japon.

L’histoire est pleine de paradoxes. Bien qu’elle soit l’un des plus importants employeurs privés de Sherbrooke, l’entreprise reste la propriété de la famille fondatrice américaine, avec un siège social dans la région de Boston. Et pourtant, Sherbrooke n’est pas qu’un avant-poste: c’est le seul site de fabrication canadien, un véritable pilier industriel régional dans le secteur des élastomères.
En 2001, un centre de distribution flambant neuf est inauguré rue Pépin: 100 000 pieds carrés au coût de 5,5 millions$. En 2013, la compagnie célèbre fièrement son centenaire avec un nouveau logo et le lancement d’une gamme de carreaux vinyles de luxe. Encore aujourd’hui, elle produit des matériaux de construction, des revêtements de sol et même des composants pour le secteur automobile.
Et maintenant! American Biltrite, c’est plus de 100 ans d’histoire, toujours en activité… et toujours là, au 200, rue Bank, au beau milieu de Sherbrooke. Un géant industriel bien vivant.
Alors, vous vous demandiez: est-ce normal de voir une grosse usine en plein centre-ville? Oui! Le centre-ville – et plus particulièrement les rives de la gorge de la rivière Magog – était, pendant tout le XIXe siècle, voué en grande partie à l’industrie. Le site en question est même un signe de longévité industrielle.
À LIRE AUSSI
Design graphique
Cynthia Beaulne, La Tribune
Design graphique
Cynthia Beaulne, La Tribune