QUAND LA RÉALITÉ
DÉPASSE LA FICTION

Ce qu'on a caché au jury au procès
de Marc-André Grenon

NORMAND BOIVIN
nboivin@lequotidien.com

Lorsque Marc-André Grenon s’est présenté au cinéma Élysée de Granby, le 2 août 2022 à 19h, c’était pour aller voir le très attendu film Confessions, mettant en vedette Luc Picard. À la demande de la défense, et malgré l’opposition de la Couronne, le juge François Huot a accepté de cacher cette information au jury lors des travaux préparatoires en marge du procès pour meurtre de Guylaine Potvin. Si vous avez vu le film, vous devez savoir pourquoi. Parfois, la réalité dépasse la fiction.

ÉVITER LA CONTAMINATION

Lors d’un procès devant juge et jury, on s’assure que les jurés ne soient pas contaminés par des informations non pertinentes ou qui pourraient faire l’objet de contestation par l’une ou l’autre des deux parties. On ne prend pas ce genre de précaution lorsqu’un procès se déroule devant un juge seul, car les magistrats sont censés être capables de faire abstraction d’informations non pertinentes pour prendre leur décision, ce qu’on ne peut demander à un tribunal composé de 12 monsieurs et madames Tout-le-Monde.

Les négociations qui se font avant le choix du jury ou hors de sa présence pendant le procès, visent à respecter les règles de preuve et les droits d’un accusé pour éviter que de mauvaises manœuvres de part et d’autre amènent la Cour d’appel à exiger un nouveau procès.

Le juge François Huot (Rocket Lavoie / Archives Le Quotidien)

Le juge François Huot (Rocket Lavoie / Archives Le Quotidien)

Pendant plusieurs semaines, le juge François Huot a tenu ces rencontres préparatoires pour permettre à la Couronne et à la défense de s’entendre sur des admissions faites de part et d’autre afin d’alléger la preuve et éviter de perdre du temps. Pour la défense, mettre en doute ces éléments ne ferait que perdre du temps car la poursuite sera en mesure de les prouver et à l’inverse, la poursuite ne tentera pas de mettre en preuve des éléments qui pourraient être mis en doute facilement par la défense, comme le fait qu’on n’a retrouvé aucune empreintes digitales de Marc-André Grenon sur la scène du crime. Les jurés en ont été informés dès le début du procès.

Il en va de même pour d’autre éléments qui pourraient induire des préjugés dans la tête des jurés et ouvrir la porte à une procédure d’appel. Par exemple, la Couronne a renoncé à informer le jury que Marc-André Grenon avait des antécédents d’introduction par effraction et intrusion de nuit dans des résidences, car cela aurait pu avoir un effet important sur les jurés et probablement mener à une condamnation qui n’est pas exclusivement basée sur la preuve qui lui a été soumise. «Qui a bu boira», ce n’est pas une preuve admissible.

Courtoisie / Sûreté du Québec

Courtoisie / Sûreté du Québec

Bref, tout le monde marche sur des œufs. Et pour ces motifs on a caché des informations aux jurés du procès à Chicoutimi. L’une d’entre elles est le titre du film que Marc-André Grenon était allé voir lorsqu’il s’est fait cueillir un échantillon d’ADN. L'ordonnance était en vigueur jusqu'à la fin des procédures à Québec, ce qui s'est conclu vendredi dernier avec un plaidoyer de culpabilité de Marc-André Grenon pour tentative de meurtre sur une deuxième victime en juillet 2000.

Le verre contenant l'ADN de Marc-André Grenon, saisi au cinéma. (Courtoisie / Sûreté du Québec)

Le verre contenant l'ADN de Marc-André Grenon, saisi au cinéma. (Courtoisie / Sûreté du Québec)

PRIS PAR SON ADN

Confessions, c’est l’histoire de Gérald Gallant, un tueur à gages né en 1950 à Chicoutimi qui travaillait pour le crime organisé à Montréal à la fin des années 70 jusqu’à son arrestation en 2006. Incarné par Luc Picard, on voit pendant tout le film un redoutable tueur efficace comme une machine de haute précision, exécuter ses contrats de sang froid en prenant bien soin de ne laisser aucune trace, surtout pas d’ADN.

Lorsqu’il va dans les bars pour attendre une victime, il commande un verre mais n’y touche pas. S’il consomme, il repart avec le verre...sauf une seule fois, celle où il s’est fait prendre. Il a commandé une bière et l’a portée une fois à ses lèvres. Un policier le surveillait et a saisi la bouteille après son départ.

C’est ce film que Marc-André Grenon est allé voir au Cinéma Élysée le 2 août 2022 avec, assis à sa gauche, l’enquêteur des crimes non résolus Christian Royer, faisant semblant d’écouter le film tout en n’ayant d’yeux que pour le gobelet et les deux pailles que Grenon portait de temps en temps à sa bouche.


En voyant la gaffe de Gérard Gallant, a-t-il seulement pensé que ça pourrait lui arriver? Lui qui a refusé à deux reprises, en 2006 et en 2021, de fournir un échantillon d’ADN aux policiers qui enquêtaient sur le meurtre de Guylaine Potvin? Refus qui ont poussé les enquêteurs à le garder sur une liste de suspects de plus en plus mince.

C’est vrai qu’il n’avait plus eu de nouvelles des policiers depuis plusieurs mois et sans doute pensait-il que le dossier était clos. On aura peut-être la réponse un jour.

La défense ne voulait pas qu’on donne le titre du film que l’accusé est allé voir en raison du fait que Gérard Gallant a été condamné sur l’ADN retrouvé sur sa bouteille de bière. La Couronne a dit que ça n’avait aucun effet préjudiciable, ce à quoi le juge a répondu que «ça a un effet tellement préjudiciable, que ce fut l’un des motifs contenus dans la requête en changement de venue déposée par la défense, puisque l’avocat Charles Cantin en a fait la référence à la radio».

Guylaine Potvin (Courtoisie)

Guylaine Potvin (Courtoisie)

LA TENTATIVE DE MEURTRE DE QUÉBEC

Le dossier de Québec fut un autre tabou. Les avocats de la défense et de la poursuite se sont entendus pour le cacher aux jurés lorsque les requêtes préliminaires du procès ont été débattues à l’automne 2023 au palais de justice de Chicoutimi.

Comme pour le titre du film, on voulait éviter de détourner leur attention de la preuve qu’on voulait leur soumettre et éviter de leur mettre des préjugés dans la tête.

En juillet 2000, Marc-André Grenon aurait résidé à 450 mètres de l’endroit où la seconde victime a été agressée. (Google Earth)

En juillet 2000, Marc-André Grenon aurait résidé à 450 mètres de l’endroit où la seconde victime a été agressée. (Google Earth)

Ainsi, lors du choix du jury, on éliminait systématiquement ceux qui étaient au courant que Marc-André Grenon faisait aussi face à des accusations de tentative de meurtre sur une autre jeune femme habitant dans un immeuble à logements derrière l’Université Laval le 3 juillet 2000, soit deux mois après le meurtre de Guylaine Potvin.

Sophie Lavoie / Archives Le Quotidien

Sophie Lavoie / Archives Le Quotidien

Au début du processus de sélection du jury, le juge François Huot posait les questions usuelles sur l’absence de casier judiciaire des candidats, l’absence de liens avec l’accusé, la victime et ses proches, le juge et les avocats, et demandait s’ils avaient entendu parler du meurtre de Guylaine Potvin. Dans le cas d’une réponse affirmative, il leur demandait plus de détails sur ce qu’ils savaient de l’affaire et s’ils étaient capables d’en faire abstraction et se fier uniquement sur la preuve qui leur serait présentée lors d’un procès.

Il leur demandait ensuite s’ils étaient au courant si l’accusé avait ou non des antécédents judiciaires et puis s’ils étaient au courant s’il avait ou non une autre accusation en suspens.

Marc-André Grenon lors de son procès (Illustration Marie Villeneuve)

Marc-André Grenon lors de son procès (Illustration Marie Villeneuve)

Dès que le candidat répondait qu’il avait entendu parler qu’il y avait peut-être quelque chose à Québec, il était éliminé.

À un moment donné, on s’est demandé si on réussirait à constituer un jury dans le délai de deux jours ordonné par le juge, car on a éliminé six candidats les uns après les autres. Le juge a finalement déplacé la question au début de son interrogatoire afin d'accélérer le processus.

Finalement, on a réussi à dénicher 14 jurés impartiaux qui n’avaient pas entendu parler du dossier de Québec après 41 candidats sur les 300 convoqués.

TRAQUÉ DÈS LE DÉPART

Marc-André Grenon a été identifié comme suspect dès l’an 2000 car trois jours avant le meurtre de Guyaine Potvin, il avait été remis en liberté après une arrestation pour un vol de bijoux à la suite d’une introduction par effraction à Chicoutimi. On a partiellement caché cette information aux jurés, en disant simplement qu’Il avait été interpellé pour une vérification, puis relâché.

À deux reprises, en 2006 et en 2021, il a refusé de fournir un échantillon d’ADN, comme l’ont fait plusieurs dizaines de suspects ce qui a permis de les éliminer. À ce moment, les soupçons des policiers envers Grenon ont augmenté. Ça aussi on ne l’a pas dit.

Lors de l’ouverture du dossier par l’équipe des crimes non résolus, la liste des suspects sur fichier Excel comptait 25 000 noms.

Ses avocates ont examiné la possibilité de soumettre une défense de non responsabilité criminelle pour troubles mentaux, mais ce fut abandonné en l'absence de rapports d’évaluation de l’époque.

LE RESPECT DU DROIT À L'AVOCAT MIS EN DOUTE LORS DE SON ARRESTATION

Le 18 septembre 2023, la défense a soumis une requête en arrêt des procédures pour le droit à l’avocat.

Marc-André Grenon lors de son arrestation. (Courtoisie / Sûreté du Québec)

Marc-André Grenon lors de son arrestation. (Courtoisie / Sûreté du Québec)

On a fait entendre le policier Pierre-Antoine Côté qui a raconté l’arrestation de Marc-André Grenon le 12 octobre 2022 à l’entrepôt de Granby où il travaillait. L’enregistrement audio a été déposé en preuve. On y entend l'arrestation à Granby jusqu'à l'arrivée du policier et de l'accusé dans l’édifice Parthenais, quartier général de la SQ à Montréal. Dans un tel cas, le policier doit laisser le dictaphone fonctionner, sans pause, pour que la preuve soit valide, même lorsque personne ne parle pendant le transport. On veut ainsi s’assurer que les droits de l'accusé ont été respectés.

Sur l’enregistrement, on entend le policier se présenter et informer l’accusé qu’il est en état d’arrestation pour le meurtre et l’agression sexuelle grave de Guylaine Potvin le 28 avril 2000 et la tentative de meurtre sur la victime de Québec le 3 juillet de la même année. Il lui lit ses droits et lui dit qu’il est enregistré.

Une fois menotté et attaché dans le véhicule pour prendre la direction du poste de police de Granby, il lui lit pour une seconde fois ses droits et Marc-André Grenon ne parle pas des faits qui lui sont reprochés. Le policier lui rappelle qu’il peut, sans frais et sans délai, avoir recours aux services d’un avocat et lui donne un numéro de téléphone. Il demande à Grenon s’il veut appeler tout de suite et il répond oui. Le policier l’informe alors qu’ils peuvent sortir et le laisser seul dans le véhicule mais doivent quand même rester tout près pour le surveiller, faisant en sorte que ça risque d’être moins confidentiel. Marc-André Grenon décide alors d’attendre d’être rendu au poste pour appeler d’un local fermé.

Arrivés au poste de la sûreté municipale de Granby, il lui relit ses droits une troisième fois et l’informe qu’ils partiront pour Montréal une fois qu’il aura terminé son appel.

Le policier lit le premier mandat d’arrêt pour le meurtre de Guylaine Potvin et lui demande s’il sait ce qu’est un meurtre. Il lui lit les accusations d’agression sexuelle et lui demande encore s’il sait ce que c’est et il répond : «C’est quand quelqu’un n’est pas d’accord». Il lui lit ensuite les mandats pour la victime de Québec et lui demande s’il sait ce qu’est une tentative de meurtre. Il répond que «c’est la même chose que tantôt» et le policier ajoute : «Sauf que le résultat est différent pour une raison ou pour une autre».

Pour soutenir sa requête, la défense a reproché au policier de ne pas lui avoir offert d’appeler un avocat dès son arrestation dans l’entrepôt. Là-dessus, le policier a répondu que l’endroit n’était pas confidentiel ni sécuritaire. De plus, il était impossible de le laisser seul et de lui enlever les menottes qui étaient attachées derrière son dos pour appeler. Dans l’auto, il a attaché les menottes en avant pour lui permettre justement d’appeler de façon sécuritaire.

Dernière photo de Guylaine Potvin vivante. (Courtoisie)

Dernière photo de Guylaine Potvin vivante. (Courtoisie)

Le policier a répondu au juge qu'il était nerveux ce matin-là. C'était sa première arrestation pour meurtre et ayant déjà travaillé dans un entrepôt, il savait que Grenon avait probablement un exacto sur lui. Il voulait éviter un dérapage. La décision de tout enregistrer était pour se protéger sur le plan légal. Sachant aussi que l’accusé était diabétique, le policier a dit avoir veillé toute la journée à ce qu’il ne tombe pas en hypoglycémie.

Pierre-Antoine Côté a confié que l’accusé semblait secoué. «Je l’ai perçu au moment où on roulait vers Montréal. Il avait la tête penchée et regardait le fond de l’auto. Je lui ai demandé si ça allait et il m’a répondu : ‘’Qu’est-ce que t’en penses?’’ Ça nous a incité à prendre notre temps pour lui permettre d’absorber toute l’information sur ce qui se passe.»

Au terme d’un interrogatoire de six heures à Parthenais, Marc-André Grenon n’a pas fait de déclaration incriminante.

En février dernier, Grenon a écopé d'une peine de 25 ans imposée par le juge François Huot pour le meurtre de l’étudiante de Jonquière.

Vendredi le 7 juin 2024, le meurtrier a plaidé coupable à une accusation de tentative de meurtre et d’introduction par effraction le 3 juillet 2000, dans un appartement de Québec, un peu plus de deux mois après avoir tué Guylaine Potvin.

Journaliste
NORMAND BOIVIN

Visuel
MARIANE L. ST-GELAIS

Photos : Courtoisie / Sûreté du Québec, Illustration Marie Villeneuve, Rocket Lavoie / Archives Le Quotidien,
Les Films Opale, Sophie Lavoie / Le Quotidien et Capture d'écran Youtube.