
PATRICIA RAINVILLE
ÉQUIPE D'ENQUÊTE
prainville@lequotidien.com
Février 2017. Un vétéran de 39 ans s’enlève la vie après avoir multiplié les démarches pour obtenir de l’aide. Le coroner décrit une procédure «lourde», «qui cause de l’anxiété et du découragement». Cette même année, Ottawa promet d’en faire plus pour prévenir le suicide au sein de ses troupes. Depuis, une cinquantaine de militaires et de vétérans ont commis l’irréparable, seulement au Québec. L’armée en fait-elle assez pour sauver ses soldats, chez qui le taux de suicide ne fléchit pas? (1er de 2)
Les Coops de l’information ont épluché tous les rapports de coroner sur les suicides de militaires et de vétérans québécois survenus entre 2017 et 2023. Il y en a 54. La presque totalité d’entre eux ne fait l’objet d’aucune recommandation, exception faite d’un rapport. Cinquante-quatre morts, une seule recommandation, en sept ans.


Au terme de son enquête sur le suicide du vétéran de 39 ans, la coroner Karine Spénard a recommandé au ministère des Anciens Combattants de «revoir son système de prise en charge». Avant sa mort, l’homme avait partagé son désarroi sur les médias sociaux, dénonçant le manque de ressources offertes aux anciens combattants.
Déployé trois fois à l’étranger, le militaire était rentré de sa dernière mission avec plusieurs traumatismes crâniens, en 2009. On lui a diagnostiqué un choc post-traumatique et un état dépressif majeur. Il a été libéré de l’armée quatre ans plus tard.
Le jeune vétéran a tenté d’avoir de l’aide à l’hôpital pour militaires de Valcartier, où on lui a conseillé de se rendre dans un hôpital civil. L’homme essayait de rejoindre sa gestionnaire de cas au ministère depuis environ un an, sans succès. Il avait aussi de la difficulté à se faire rembourser ses médicaments et avait multiplié les démarches auprès du ministère des Anciens Combattants.
La coroner Spénard a conclu que le suivi de cet ex-militaire avait été insuffisant «compte tenu de la grande détresse dans laquelle il se trouvait depuis longtemps et qu’il verbalisait à ses proches».
Cette année-là, Ottawa s’est engagé à améliorer le soutien aux militaires et aux vétérans. Dans un rapport publié en 2023, six ans plus tard, la Défense nationale révèle que le «taux de suicide au sein des Forces ne s’accentue pas, mais ne diminue pas non plus».
Source: Défense nationale, rapport de 2023 sur la mortalité par suicide dans les Forces armées canadiennes.
La vaste majorité des soldats et vétérans qui ont fait l’objet d’une enquête du coroner, depuis 2017, étaient des hommes dans la fleur de l’âge. Au Canada, la moyenne d’âge des militaires qui s’enlèvent la vie est de 35 ans.
- Plusieurs étaient des pères de famille et des conjoints.
- La plupart avaient des troubles psychologiques; près d’un sur deux souffrait d’un stress post-traumatique lié à une mission à l’étranger, surtout en Afghanistan.
- Plusieurs avaient des problèmes de consommation d’alcool.
- Certains étaient en congé de maladie, d’autres ont dit avoir été «forcés à la retraite».
Les rapports révèlent aussi qu’ils sont presque deux fois plus nombreux à s’être enlevé la vie après avoir quitté l’armée. Parfois plusieurs années plus tard.
Sur les 54 rapports consultés, 18 étaient des militaires actifs, contre 33 vétérans. Trois rapports ne permettent pas de savoir s’il s’agissait de militaires encore en fonction ou pas.
Certains coroners ont conclu que leur état psychologique, souvent causé par leur passé de militaire, les avait poussés à s’enlever la vie.

Source: Étude de 2019 sur la mortalité par suicide chez les vétérans du gouvernement canadien et Institut Altlas pour les vétérans et leurs familles).
«X est décédé dans un contexte de dépression majeure, d’anxiété généralisée sévère et d’un état de stress post-traumatique», conclut un coroner, dans son rapport sur le suicide d’un vétéran de 57 ans, survenu en septembre 2022.
«Militaire retraité depuis 20 ans, Y avait des problèmes psychologiques qui n’étaient pas traités. Son passé de militaire n’était pas de tout repos et est sans doute en partie responsable de son passage à l’acte», écrit un autre coroner, en lien avec le suicide d’un ancien combattant de 55 ans, survenu en juillet 2020.
Plus récemment, entre juin et octobre 2023, quatre militaires se sont enlevé la vie au Québec. Trois d’entre eux souffraient d’un stress post-traumatique.
«Z présentait plusieurs facteurs de risque pour un événement suicidaire, notamment le stress post-traumatique, l’incapacité au travail qui lui donnait un sentiment d’être inutile et incompétent», écrit un coroner, après le suicide d’un vétéran de 57 ans survenu à l’automne 2023. L’homme «avait été forcé à la retraite il y a 20 ans», après une mission en Bosnie «qui lui avait laissé de lourds traumatismes».
Pas un de ces rapports d’enquête ne contenait de recommandation. Pourquoi?
La coroner Julie-Kim Godin, qui a mené l’enquête publique sur la thématique du suicide, explique en entrevue que seulement 4 ou 5% des rapports de coroner se soldent par des recommandations. Dans le cas des suicides de militaires et de vétérans survenus au cours des dernières années, il s’agit de moins de 2%.
«On dit que la meilleure des recommandations, c’est celle qu’on n’a pas besoin de faire», explique Me Godin, ajoutant que l’investigation d’un coroner en soi apporte souvent des changements.
D’ailleurs, les coroners ne peuvent se prononcer sur la responsabilité professionnelle d’une organisation, par exemple l’armée, mais plutôt sur le protocole mis en place et sur la trajectoire qui a mené au suicide.


Souffrant d’un choc post-traumatique sévère, après deux missions en Afghanistan, Frédérick (non fictif) a quitté l’armée en 2017. Depuis, il n’a pas eu de nouvelles de son ancien employeur. Jamais.
«Non, pas un appel. Rien.»
Aujourd’hui, Frédérick va bien. Mais sa retraite précipitée pour des raisons de santé et son retour à la vie civile ont été difficiles.
«Je suis allé en Afghanistan deux fois, dit-il en entrevue. J’ai reçu un appel d’une psychologue plusieurs mois après mon retour de ma première mission. J’étais en train de m’entraîner pour mon deuxième déploiement…», explique celui qui a perdu plus d’un ami au cours des dernières années.
«Je ne les ai pas perdus à la guerre, ils se sont suicidés», laisse tomber le vétéran, pour que ce soit bien clair.
Il se souvient de son «retour à la vie normale» avec amertume. «J’étais une bombe à retardement, ç'a été très difficile.»
En quittant l’armée, il a demandé à être suivi par un psychiatre. «On m’a référé à des psychiatres spécialisés avec les militaires, raconte Frédérick. Quatre des cinq psys que j’ai rencontrés ont refusé de me suivre, parce que mon cas était jugé trop lourd! Est-ce qu’il y a des ressources si on en demande? Oui. Mais est-ce qu’elles sont adaptées à nous? Non, je ne pense pas.»
Tous les militaires et anciens combattants avec qui les Coops de l’information se sont entretenues, au cours des derniers mois, ont demandé à garder l’anonymat. Ils sont très critiques quant au soutien psychologique que les Forces armées leur ont offert.
«Ils disent qu’ils en font plus, mais pour ma part, je ne pense pas que ce soit vrai», croit une ancienne militaire, qui a dû se battre pour obtenir de l’aide psychologique en français, alors qu’elle se trouvait sur une base anglophone.
«L’armée montre le beau, mais il y a beaucoup de détresse», dit la femme de 39 ans. «À la minute qu’on met un genou par terre, on passe pour des faibles.»
Un autre militaire raconte avoir été victime d’intimidation dans l’armée, lorsqu’il a demandé de l’aide psychologique. «On nous appelait les post-trau devant tout le monde», dit-il.
D’ailleurs, l’escalier qui mène aux bureaux d’aide sur une base militaire a été baptisé «l’escalier de la honte», explique un autre militaire à la retraite. «Pensez-vous vraiment que ça nous donnait envie d’y aller?»
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