LA BIOGRAPHIE NON AUTORISÉE
DE BONHOMME CARNAVAL

2e partie

JEAN-SIMON GAGNÉ
jsgagne@lesoleil.com

Bonhomme, c’est le visage le plus connu de la ville de Québec. Mais que savons-nous de lui? Dans la première partie de cette biographie non autorisée, le Carnaval présentait Bonhomme comme un personnage magique. Un petit cousin du père Noël et du lapin de Pâques. Dans la seconde, la réalité va finir par rattraper le personnage. Le Carnaval traverse des crises à répétition. À la longue, Bonhomme n’en sort pas indemne. Il plonge à son tour dans la tourmente.

INTRODUCTION

Intouchable, mais pour combien de temps?

À partir des années 70, le Carnaval de Québec se pose des questions existentielles. Il se cherche. Faut-il larguer des duchesses? Appeler Mickey à la rescousse? Changer la recette du caribou? Interdire les trompettes? Abolir l’hiver?

En 1975, les défilés de nuit montrent les duchesses en bikini, dans des cubicules vitrés et chauffés. Tout ça commandité par Poulet Frit Kentucky! Ça ne s’invente pas!

Pendant longtemps, Bonhomme échappe au psychodrame. Il semble indémodable. Intouchable. Comme s’il était fait de téflon. En plus, il reste le chouchou de l’industrie touristique. Plus de 60 % des Canadiens l’associent à la ville de Québec. Un rêve publicitaire!

Même les gaffes du Bonhomme ajoutent à sa légende. Un jour, il reste coincé sous le grand rideau de la salle Louis-Fréchette, au Grand Théâtre. Une autre fois, il tombe dans les pommes, après avoir poireauté à côté d’une génératrice au diesel.

Le monoxyde de carbone dans un casque mal ventilé, ça ne pardonne pas. Même quand vous faites semblant d’être un personnage magique...

CHAPITRE 1

«Never Complain. Never Explain»

— BANQ/La Presse et archives Le Soleil

— BANQ/La Presse et archives Le Soleil

Quoi qu’il arrive, le parfait Bonhomme évite de se plaindre. Surtout, il ne dévoile jamais son identité en public! Dans le doute, il adopte la stratégie des Windsor, la famille royale britannique : «Never Complain. Never Explain» [Ne jamais se plaindre. Ne jamais s’expliquer].

Le plus souvent, cela fonctionne à merveille...

En janvier 1974, Bonhomme fait la mise au jeu officielle lors d’un match du Canadien de Montréal, à l’ancien Forum. Hélas, au moment où il s’engage sur le tapis rouge, un joueur du Tricolore le pousse légèrement. Peut-être pour faire une blague?

Bonhomme est déstabilisé. Il faut dire que son champ de vision est limité. Monsieur voit le monde à travers la bouche de son casque! Pour reprendre l’équilibre, il commet l’erreur de mettre un pied sur la glace. Sa jambe se met aussitôt à glisser.

À la fin, Bonhomme réalise un grand écart quasi parfait. La foule applaudit. Quel athlète! Sauf qu’à l’intérieur du costume, le personnificateur éprouve une vive douleur. Il peine à marcher. Peu importe. Il n’en laisse rien paraître. Le devoir avant tout.

Des années plus tard, il confiera qu’il ressent parfois une légère douleur à un genou!

CHAPITRE 2

Bonhomme bombardé!

Infographie Le Soleil

Infographie Le Soleil

L’immunité de Bonhomme va pourtant s’effriter. Au début des années 90, il devient le souffre-douleur du groupe Les Bleu Poudre. «Rien de personnel», assurent les humoristes. Ils auraient préféré s’en prendre à Youppi! la mascotte des Expos! Mais ils n’ont pas trouvé le costume! (1)

Chaque semaine, dans leur l’émission Taquinons la planète!, les Bleu Poudre tapent sur la tête d’une réplique de Bonhomme avec une poêle à frire. Ils lui lancent des œufs. Ils utilisent même son casque comme un crachoir! Un véritable crime de lèse-Bonhomme! (2)

Est-ce un hasard? Un peu partout, des carnavaleux se mettent à brandir une poêle à frire. Le 12 février 1994, lors de la parade de la Haute-Ville, Bonhomme se fait bombarder avec des boules de neige et des bouteilles de bière.

Ce soir-là, une dizaine de fêtards sont arrêtés à proximité du Grand Théâtre. (3) Un spectateur reçoit un morceau de glace en plein visage. Il perdra l’usage d’un œil.

Bonhomme n’est plus intouchable. Dans le Vieux-Québec, le bar la Fourmi Atomik se transforme en «Zone décarnavalisée». Un faux costume du Bonhomme est épinglé sur un mur, comme une peau de phoque. On dirait un trophée de chasse.

BONUS

COUP DE CHALEUR SUR BONHOMME!

En 1994, Bonhomme accompagne les duchesses au Costa Rica. La visite s’annonce plutôt bien, malgré la chaleur de 35˚C. Bonhomme réussit même à se glisser dans un Jeep, avec la tête qui sort quasiment par une fenêtre.

À San José, la capitale, la visite commence par le ministère du Tourisme et l’ambassade canadienne. Bonhomme se plaint un peu de la chaleur. Sans trop attirer l’attention. On croit d’abord qu’il exagère.

Rendu à la troisième escale, la situation s’aggrave. Bonhomme n’en peut plus. Il faut quasiment le porter pour gravir les marches qui conduisent à l’hôpital. Les sons qui s’échappent de son casque deviennent indescriptibles. Une série de râles.

Bonhomme vacille. Il menace de s’évanouir. En désespoir de cause, on le déshabille à l’écart, dans une toilette. «Je n’ai jamais vu quelqu’un aussi trempé. Il crevait littéralement de chaleur,» explique Louis Brisson, le propriétaire de l’hôtel Playa Samara, qui accueillait les gens du Carnaval. (17)

Bonhomme en sera quitte pour un coup de chaleur monumental.

TOUCHE PAS À BONHOMME!

Aujourd’hui, Bonhomme fait l’objet d’une surveillance maniaque. Deux gardes du corps veillent sur lui en permanence. «La sécurité [de Bonhomme] se situe quelque part entre celle de François Legault et celle de Justin Trudeau, évalue Jean-René Dufort. Un peu plus surveillé que «François», mais un peu moins que «Justin».» (15)

Il n’en a pas toujours été ainsi, s’il faut croire l’ancien animateur Robert Gillet. «À l’époque, quand le Bonhomme arrivait en studio pour une entrevue à la télévision, tout le monde le voyait, explique-t-il. Il mettait son costume dans les coulisses. Sans essayer de se cacher.»

Sans le vouloir, Robert Gillet estime qu’il a peut-être contribué au resserrement de la sécurité. (16) «Un jour, je recevais le Bonhomme pour une entrevue à la télévision. Et comme je connaissais Benoît Thibault, celui qui était dans le costume, j’ai décidé de lui jouer un tour.»

«Quand le Bonhomme s’est installé, on a fait semblant d’allumer les caméras. Et là, j’ai annoncé que j’allais révéler l’identité de Bonhomme. J’ai déclaré que c’était Benoît Thibault qui l’incarnait.»

«C’était une blague, rappelle Robert Gillet. Nous n’étions pas en ondes. Mais Benoît Thibault ne l’avait pas trouvé drôle du tout. Le Carnaval non plus, j’imagine. Peut-être que cela a contribué au resserrement de la sécurité?»

CHAPITRE 3

Pourchassé par des détectives!

— Archives Le Soleil

— Archives Le Soleil

Pour Bonhomme, les ennuis s’accumulent. Jean-René Dufort, alias Infoman, se met à le pourchasser pour découvrir son identité. Il n’accepte pas que le Carnaval présente sa «mascotte» comme un «vrai bonhomme de neige».

«Si le Bonhomme est fait de neige, pourquoi ne fond-il pas? demande Jean-René Dufort. Pourquoi on ne retrouve pas une petite flaque d’eau derrière lui, lorsqu’il passe des heures dans une pièce surchauffée?»

Infoman décide de mettre le paquet. «Nous avons embauché des détectives privés pour placer le Bonhomme en filature, rappelle-t-il. Ils utilisaient des caméras cachées. Ils filmaient dans ses yeux et dans sa bouche, pour voir celui qui se cachait à l’intérieur.»

Les protestations du Carnaval n’y changent rien. Les fins limiers d’Infoman prélèvent même des fibres synthétiques sur des sièges où Bonhomme a posé son auguste postérieur! Ils veulent prouver «scientifiquement» que le personnage n’est pas constitué de neige.

«À la fin, nous avons réussi à filmer un Bonhomme sans son casque. Mais l’image est un peu floue», concède Jean-René Dufort. (4) Bref, le face-à-face entre Bonhomme et les techniques d’enquête moderne se termine par un match nul.

CHAPITRE 4

Dans la peau d’un Bonhomme

Le Carnaval essaye de calmer le jeu. À partir de 1996, il prend un virage «familial». Les duchesses sont remplacées par des lutins, les knuks. Un changement qui ne fait pas l’unanimité. Six ans plus tard, 75 % des Québécois s’ennuieront encore des duchesses! (5)

Peu importe. Sur le terrain, le travail de Bonhomme ne change pas. Ou si peu. En tout cas, l’expérience n’a pas beaucoup d’équivalents. Un farceur a même dit qu’on dénombre plus d’humains qui sont allés dans l’espace que de gens qui ont enfilé un vrai costume de Bonhomme.

Un calcul bizarre, mais incontestable.

«Être le Bonhomme Carnaval, cela constitue une expérience extraordinaire, raconte un ancien personnificateur, qui préfère garder l’anonymat. (6) Partout, votre arrivée déclenche des sourires. Je me souviens encore des visites dans des maisons de personnes âgées. Pour elles, je constituais une rare distraction.»

Reste que le métier n’est pas facile. La descente d’escalier demande un peu d’entrainement. Le Bonhomme comprend vite que les escortes ne servent pas seulement à le protéger. Elles le rattrapent aussi lorsqu’il rate une marche. On ne parle même pas de l’épisode au cours duquel il voulait faire du ski! Avec le recul, le projet semble aussi réaliste que celui de jouer aux dominos avec des gants de boxe!

«Il faut être en forme, insiste notre Bonhomme anonyme. Je faisais jusqu’à 25 sorties par jour. Le soir, j’étais vidé. J’ai dû perdre 15 ou 20 livres en un mois...»

CHAPITRE 5

Bonhomme Carnaval inc.

— Archives Le Soleil

— Archives Le Soleil

Avec le temps, l’image de Bonhomme Carnaval a pris de la valeur. Elle constitue d’ailleurs une marque de commerce protégée depuis 1964. Théoriquement, on ne peut pas l’utiliser sans l’autorisation du Carnaval.

En 2001, la publication du roman Les années fantômes provoque une petite tempête. Sur la page couverture, on aperçoit le Bonhomme avec un revolver, pointé en direction d’une femme étendue, possiblement sa victime. (7)

Bonhomme, un meurtrier? Finalement, l’affaire se termine à l’amiable. Enfin presque. «Il avait fallu coller un bandeau noir sur toutes les pages couvertures des romans. Ça nous avait pris plusieurs après-midi», avait expliqué l’auteur Pierre Brisset des Nos. (8)

À d’autres moments, le Carnaval préfère ne pas intervenir. Comme durant l’hiver 2015, alors qu’une imitation de Bonhomme est utilisée dans un film porno! Le tournage a eu lieu durant le Carnaval! Mince consolation, les producteurs attendent la fin de l’événement pour distribuer leur mixture. (9)

Bonhomme dans un film porno? Malgré tout, le personnage va continuer à s’excuser d’être tout nu, les rares fois où il apparait sans sa ceinture fléchée!

CHAPITRE 6

Le «camarade» Bonhomme

Infographie Le Soleil

Infographie Le Soleil

Le 5 novembre 2004, le téléphone sonne au local 500 du syndicat des Travailleurs unis de l’alimentation et du commerce (TUAC). Surprise! Au bout du fil, quelqu’un se présente comme un personnificateur du Bonhomme Carnaval. Il veut se syndiquer!

On croit d’abord qu’il s’agit d’un farceur. Ou d’un fou. Mais Monsieur n’abandonne pas. À force d’insister, il finit par rencontrer un conseiller syndical. En secret, comme dans un film d’espionnage.

«Il ne voulait pas qu’on se voit au local du syndicat, raconte le conseiller Martin Pelletier. Alors on s’est rencontré dans un Tim Horton’s. Le gars n’avait rien d’une célébrité. Il n’était pas connu du public. Dans la vraie vie, il était comptable.» (10)

En tout, sept Bonhommes et 14 escortes veulent se syndiquer. L’affaire a commencé lorsque le Carnaval a décidé d’utiliser de nouveaux minibus pour transporter les Bonhommes. Comme la compagnie de location fournit un chauffeur avec chaque véhicule, la moitié des escortes vont être congédiées.

«Le geste ne passait pas, explique Martin Pelletier. Ces gens-là ne travaillaient pas au Carnaval pour l’argent. Ils le faisaient parce qu’ils avaient l’événement “tatoué sur le cœur”. Plusieurs prenaient congé pour la durée du Carnaval. Ils se sentaient trahis.»

La syndicalisation des Bonhommes sème la frénésie dans les médias. Une vraie folie. «Le téléphone n’arrêtait pas de sonner, raconte M. Pelletier. Les journalistes s’intéressaient beaucoup moins à la syndicalisation du Walmart de Jonquière, qui se déroulait en même temps! Il s’agissait pourtant d’une première en Amérique du Nord.»

Le comble est atteint lorsqu’une journaliste australienne téléphone pour poser une question «très songée» : «Est-ce que le Bonhomme veut se syndiquer parce qu’il a trop chaud dans son casque?»

ÉPILOGUE

La rançon de la gloire

— Archives La Presse Canadienne, Sean Kilpatrick

— Archives La Presse Canadienne, Sean Kilpatrick

Les années passent. Le Carnaval et le monde changent. Bonhomme reste à peu près le même. Pour le meilleur et pour le pire, il devient souvent le visage de la ville de Québec. Voire celui du Québec ou du Canada. (11)

En 2010, le magazine Maclean’s utilise Bonhomme pour illustrer un dossier consacré à la corruption au Québec. (12) Sur la page couverture, on le voit qui porte une valise débordant d’argent. «The Most Corrupt Province». «La province la plus corrompue», clame la manchette.

L’image provoque un tollé. Une colère généralisée. Taper sur Bonhomme, cela équivaut à taper sur le Québec! Même les anciens tourmenteurs des Bleu Poudre volent à son secours! (13)

Tout cela semble confirmer le retour en grâce du Bonhomme. Comme dans le bon vieux temps. On lui pardonne tout. Y compris sa complaisance envers les politiciens. Est-ce sa faute si ces derniers sont prêts à toutes les bassesses pour être photographiés en sa compagnie?

L’épisode le plus célèbre survient en 2010, lorsque le Bonhomme est reçu à Ottawa par le premier ministre Stephen Harper, le temps d’une séance photo. L'invitation semble étonnante, quand on sait que Régis Labeaume, le maire de Québec, essaye de rencontrer le premier ministre depuis des mois!

Dépité, Régis Labeaume se montre philosophe. «C’est son droit d’aînesse […] Les maires passent, mais Bonhomme reste.» (14)

Que voulez-vous ajouter de plus?

Notes

(1) Dossier controversé du Maclean’s: les Bleu Poudre à la rescousse, Le Soleil, 26 septembre 2010.
(2) Qui aime bien châtie bien, Le Soleil, 29 janvier 2005, P. A-22.
(3) Un défilé assez tumultueux pour Bonhomme, Le Soleil, 13 février 1994, P. A-3.
(4) Entrevue avec Jean-René Dufort réalisée le 19 janvier 2024.
(5) Sondage Impact recherche-Le Soleil: Oui aux duchesses pour 75% des Québécois, Le Soleil, 9 février 2002, P. A-3.
(6) Entrevue réalisée le 23 janvier 2024.
(7) Le Bonhomme Carnaval ne vend pas de drogue, La Presse, 14 juin 2001, P. C-1.
(8) Pas touche au Bonhomme Carnaval!, Le Soleil, 26 septembre 2010.
(9) Un sosie de Bonhomme Carnaval dans un film porno, Journal de Québec, 24 février 2015.
(10) Entrevue avec Martin Pelletier réalisée le 15 janvier 2024.
(11) Aux États-Unis, l’émission Saturday Night Live présentera un sosie du Bonhomme comme un symbole du Canada, en 2015.
(12) Quebec: The Most Corrupt Province in Canada, Maclean’s, 24 septembre 2010.
(13) Dossier controversé du Maclean’s: les Bleu Poudre à la rescousse, Le Soleil, 26 septembre 2010.
(14) Bonhomme reçu par Harper : «les maires passent, mais Bonhomme reste», La Presse, 26 novembre 2010.
(15) Entrevue avec Jean-René Dufort réalisée le 19 janvier 2024.
(16) Entrevue avec Robert Gillet réalisée le 17 janvier 2024.
(17) Entrevue avec Louis Brisson, le propriétaire de l’hôtel Playa Samara, réalisée le 15 janvier 2024.

Journaliste
JEAN-SIMON GAGNÉ

Design graphique
PASCALE CHAYER
ET NATHALIE FORTIER