LA BIOGRAPHIE NON AUTORISÉE
DE BONHOMME CARNAVAL

1re partie

JEAN-SIMON GAGNÉ
jsgagne@lesoleil.com

Bonhomme, c’est le visage le plus connu de la ville de Québec. Une vedette. Une vraie. Plus de 96% des Québécois le reconnaissent au premier coup d’œil. Mais que savons-nous de lui? À l’occasion du 70e anniversaire du Carnaval, Le Soleil vous présente sa première biographie non autorisée. Une histoire passionnante, reconstruite à partir de multiples entrevues et de nombreux documents d’archives. On y découvre un autre personnage. Attendrissant. Un peu gaffeur sur les bords. À mille lieux de la version officielle, qui le présente comme «un flocon de neige devenu vivant grâce à un vent magique»...

INTRODUCTION

À deux doigts de la mort

10 janvier 1970. Sur les plaines d’Abraham, malgré un froid mordant, des milliers de personnes attendent un événement que l’on annonce «grandiose». L’arrivée du Bonhomme Carnaval en planeur! Un clin d’œil à l’atterrissage de Charles Lindbergh, au même endroit, en 1928!

Là-haut, les choses ne se déroulent pas comme prévu. Le planeur se révèle difficile à manœuvrer. Est-ce à cause des tourbillons de vent? Des nuages bas? Du poids de Bonhomme, qui voisine les 300 livres? Durant la descente, l’appareil frôle la cime des arbres. (1)

À bord du planeur, le Bonhomme est terrifié. «J’ai cru que j’allais mourir», dira son personnificateur de l’époque, Rémi d’Anjou. Des années plus tard, Monsieur confiera qu’il pensait que le personnage de Bonhomme allait mourir en même temps que lui. Devant tout le monde! (2)

La grande frousse n’est pas finie. Après l’atterrissage, le planeur n’arrive pas à freiner sur la piste glacée. Il termine sa course contre une clôture. Un peu plus, il fonçait dans les voitures, sur la Grande Allée.

Ça ne fait rien. Bonhomme s’en tire sans la moindre égratignure. La foule ne se doute pas qu’il l’a échappé belle. Elle se précipite pour acclamer le héros. À peine remis de ses émotions, Bonhomme s’extirpe du planeur les bras en l’air. Baveux. Triomphant. Mais surtout, bien vivant.

CHAPITRE 1

La naissance

La première apparition de Bonhomme saluant la foule à la porte Saint-Louis. — Tirée du livre Le Carnaval de Québec / Le premier personnificateur de Bonhomme, Noël Moisan. — Archives Le Soleil, Martin Martel

La première apparition de Bonhomme saluant la foule à la porte Saint-Louis. — Tirée du livre Le Carnaval de Québec / Le premier personnificateur de Bonhomme, Noël Moisan. — Archives Le Soleil, Martin Martel

Retour aux origines. Bonhomme voit le jour le 9 janvier 1955, en même temps que la version moderne du Carnaval. Ses créateurs le veulent espiègle, mais distingué. Son premier discours est d’ailleurs rédigé en alexandrins!

«J’aime les élections malhonnêtes. Où voter plusieurs fois est toujours une fête», récite le roi du Carnaval, devant une foule en liesse. (3) On croirait entendre un croisement entre un politicien véreux et un Cyrano de Bergerac des neiges!

Dès le début, les organisateurs répètent que Bonhomme n’est pas une vulgaire mascotte. À preuve, il parle! Mais on se garde bien de révéler que sa voix est retransmise par un haut-parleur, fixé dans son oreille. Encore moins que l’appareil est relié un amplificateur à lampe, camouflé à l’intérieur du casque.*

«J’actionnais [le haut-parleur] grâce à un interrupteur caché dans une de mes mitaines,» expliquera le premier Bonhomme, Noël Moisan. (4) Le problème, c’est que la chaleur dégagée par les lampes de l’amplificateur limite la longueur des sorties. Seule l’arrivée du transistor prolongera l’autonomie de Bonhomme…

Entre nous, la présence d’objets dans le casque n’est pas sans danger. Un jour, durant une partie de quilles, Bonhomme bondit dans les airs pour célébrer un bon coup. Il oublie qu’il mesure sept pieds. Et que le plafond est bas. Bang! Le choc est brutal.

À l’intérieur du casque, une structure pointue s’est enfoncée dans la tête du personnificateur. À moitié assommé, Bonhomme s’effondre devant les spectateurs médusés. Malgré tout, il refuse d’enlever son casque en public. Il insiste pour qu’on l’amène dans une pièce fermée. Plutôt mourir que de révéler son identité! Un vrai de vrai!

À la fin, notre Bonhomme s’en tire avec huit points de suture...

CHAPITRE 2

L’invention de Bonhomme

En 1955, la personnalité de Bonhomme reste à inventer. Par exemple, le célèbre mouvement de la jambe est improvisé par Noël Moisan durant la première parade. «J’étais flexible. Je voulais le montrer,» expliquera-t-il.

Le succès de Bonhomme est instantané. C’est lui que l’on veut voir, toucher, palper. Les femmes se montrent particulièrement enthousiastes. «Toutes les filles voulaient lui pincer les fesses,» confie en rigolant une ancienne régisseuse de la parade.

Vous croyez que le sex appeal de Bonhomme est un brin exagéré? Durant les premières années du Carnaval, Noël Moisan racontait qu’il fallait repeindre sa tête de plâtre toutes les semaines pour faire disparaître les traces de rouges à lèvres! (5)

Reste qu’un Bonhomme doit être prêt à tout. Dans la soirée du 30 janvier 1963, notre «célébrité» est enlevée par des étudiants de l’Université de Montréal, déguisés en policiers. Les ravisseurs l’amènent ensuite dans la métropole, pour attirer l’attention sur leur propre carnaval universitaire. (6)

Le «kidnapping» est réglé au quart de tour. Un sacré coup de pub! Les faux policiers gèrent même la circulation, sur la rue Sainte-Thérèse! Les automobilistes de Québec n’y voient que du feu!

Bonhomme n’oppose aucune résistance à son enlèvement. Il est vrai qu’en échange, les ravisseurs lui payent une chambre d’hôtel à Montréal et un billet d’avion pour revenir à Québec, dès le lendemain!

LES EFFIGIES AU FIL DU TEMPS

LE PREMIER CARNAVAL

En 1955, le Palais de glace inclut une prison. Le Bonhomme y enferme pour quelques minutes ceux qui ne démontrent pas «l’esprit du carnaval»! Le plus souvent, cela veut dire les «vilains» qui ne portent pas l’effigie dans le sacro-saint Palais!

Dans sa première version, Bonhomme semble plus maigre. Comme s’il était un peu dégonflé. Par contre, il s’exprime en vers! Mais cette version poétique ne dure pas. Bientôt, le personnificateur supplie son rédacteur de discours de cesser de lui rédiger des textes de 10 pages. Il n’en peut plus!

Lors du premier carnaval, tous les citoyens de Québec étaient invités à apporter leur sapin de Noël sur les Plaines, pour faire un grand feu de joie. Aujourd’hui, un tel événement semble difficilement concevable. Compte tenu des impératifs de sécurité, un responsable du Carnaval a déjà dit à la blague qu’il faudrait instaurer un périmètre de deux kilomètres autour d’un brasier semblable, par crainte des étincelles...

CHAPITRE 3

La folle jeunesse

— Archives Le Soleil

— Archives Le Soleil

Les années passent. Au début des années 70, le Carnaval veut projeter une image d’audace. De dynamisme. De jeunesse. La ville de Québec traverse une période euphorique. Six habitants sur 10 ont moins de 30 ans.

Bonhomme multiplie les exploits. Il soigne sa réputation de casse-cou. La rumeur veut qu’il ait vomi dans son casque. Et qu’il ait failli se noyer en tombant dans une piscine. On l’aurait sauvé de justesse…

Qui a besoin de rumeurs? La réalité suffit. Le 15 janvier 1972, Bonhomme annonce son arrivée à Québec en aéroglisseur, à partir de la traverse de Lévis. Une foule impressionnante l’attend sur l’autre rive, près de place Royale...

L’aéroglisseur compte deux places. Mais il n’a pas été conçu pour transporter un faux bonhomme de neige de 300 livres, sur une banquise. Dès le début, l’engin peine à se frayer un chemin parmi les glaces enchevêtrées. Finalement, il reste coincé à environ 500 mètres de la rive. (7)

La marée monte. Les glaces commencent à bouger. Bonhomme redoute de tomber dans l’eau glacée, avec son lourd costume. Pris de panique, il sort de l’aéroglisseur. Il essaye d’attirer l’attention avec de grands mouvements des bras. «Au secours! À l’aide!»

Rien à faire. Le bruit des glaces couvre la voix caverneuse de Bonhomme. Ironie du sort, la foule croit que le héros la salue! Au loin, les carnavaleux imitent ses gestes, sans réaliser qu’il se trouve en péril...

Finalement, Bonhomme est sauvé par l’intervention d’un hélicoptère de la garde côtière. Plus tard, il racontera qu’il a cru mourir. (8) Une fois de plus. Sur le coup, il n’en montre rien. À peine débarqué de l’hélicoptère, il se met à crier. «Que la fête continue! The Show Must Go On!»

CHAPITRE 4

Un carnaval dépassé?

Avec le temps, des fissures apparaissent dans le bel édifice du Carnaval. À l’automne 1975, le documentaire Le soleil a pas d’chance dresse un portrait dévastateur du concours des duchesses. (9) Inquiet, le Carnaval s’adresse même à la Justice pour en retarder la diffusion. (10)

La caméra du cinéaste Robert Favreau se révèle sans pitié. Durant les entrevues de sélection des duchesses, elle montre les juges qui cruisent les candidates, âgées de 18 à 24 ans. «T’es jolie. Dans quel bar tu sors?» demande l’un d’eux. «As-tu un petit ami?» interroge un autre.

Bonhomme n’est pas touché par la controverse. Mais pour le Carnaval, les problèmes ne font que commencer. Bientôt, l’événement traverse une crise existentielle. On l’accuse d’être «quétaine». «Passé de date». Ou de se réduire à une beuverie monumentale.

Le Carnaval touche le fond en 1982. Cette année-là, la Communauté urbaine de Québec (CUQ) pose même une question taboue:

«Le Carnaval de Québec doit-il cesser d’exister?»

— Communauté urbaine de Québec

À la fin, le Carnaval va survivre. Mais pour préserver l’image de Bonhomme, il se réfugie toujours plus loin dans la «magie» de l’enfance. Des employés du Carnaval déclarent sans rire que Bonhomme est né de la rencontre «entre l’imaginaire d’un enfant et un flocon de neige».

ÉPILOGUE

Le petit frère de la Fée des dents?

— Illustrations tirées du site Web 123rf et archives Le Soleil

— Illustrations tirées du site Web 123rf et archives Le Soleil

Un jour, le comédien Marc Labrèche veut faire une blague dans laquelle le metteur en scène Robert Lepage apparaitrait dans un costume de Bonhomme. Lynda Beaulieu, l’éternelle complice de Lepage, se charge de téléphoner au Carnaval pour louer le costume. Elle ne se doute pas de ce qui l’attend.

«Il n’y a pas de costume de Bonhomme, répond un porte-parole du Carnaval. Un costume de Bonhomme, ça n’existe pas. Bonhomme, ce n’est pas une mascotte. C’est un vrai bonhomme de neige.» (12)

Lynda Beaulieu a beau insister, elle n’obtient pas d’autre réponse. Le Carnaval présente Bonhomme comme un être vivant. Il consent à prêter des «accessoires» comme les gants et la ceinture fléchée. Rien de plus.

Avec les années, Bonhomme Carnaval est devenu aussi insaisissable que le père Noël, la Fée des dents ou le lapin de Pâques. La réalité ne va pas tarder à le rattraper.

* L’électricité est fournie par une (petite) batterie de motocyclette, suspendue à un harnais dans le costume.

La jeunesse de Bonhomme en 6 dates

Infographie Le Soleil

Infographie Le Soleil

17 NOVEMBRE 1954

Le Comité de publicité du Carnaval se réunit au magasin Le Syndicat pour déterminer quelle tête aura le Bonhomme. Les participants s’entendent pour un personnage «typiquement québécois, habillé d’une tuque et d’une ceinture fléchée». (1)

— Archives Le Soleil

— Archives Le Soleil

9 JANVIER 1955

Première apparition publique de Bonhomme, sous la porte Saint-Louis. Le succès est instantané.

— Tirée du livre Le Carnaval de Québec

— Tirée du livre Le Carnaval de Québec

30 JANVIER 1963

Bonhomme est kidnappé par des étudiants qui veulent attirer l’attention sur le carnaval de l’Université de Montréal. Les ravisseurs, déguisés en faux policiers, font brièvement la circulation sur la rue Sainte-Thérèse, à Québec!

L'Action

L'Action

8 DÉCEMBRE 1972

Du balcon de la Délégation du Québec à Paris, Bonhomme s’écrie : «Vive le Carnaval libre!». Il parodie le «Vive le Québec libre!» prononcé par le général de Gaulle, sur le balcon de l’hôtel de ville de Montréal, en 1967.

— Archives Le Soleil

— Archives Le Soleil

1er DÉCEMBRE 1975

La Cour rejette une demande d’injonction du Carnaval pour retarder la projection du documentaire Le soleil a pas d’chance. Le film critique durement le sexisme véhiculé par le concours de duchesses.

— Tirées du documentaire Le soleil a pas d'chance

— Tirées du documentaire Le soleil a pas d'chance

13 JUILLET 1982

Dépôt d’un rapport sur l’avenir du Carnaval, intitulé Pour une revalorisation du sens de la fête hivernale. On reproche notamment au Carnaval d’être devenu une beuverie monumentale. La Communauté urbaine de Québec (CUQ) pose la question qui tue : «Le Carnaval de Québec doit-il cesser d’exister?»

— Tirées du Web

Infographie Le Soleil

Notes

(1) Bonhomme Carnaval est le roi incontesté de Québec, Le Soleil, 12 janvier 1970, p. 17.
(2) Je t’aime, moi non plus, Le Soleil, 31 janvier 2004, p. A-10.
(3) Le Bonhomme Carnaval salué avec joie, Le Soleil, 10 janvier 1955, p. 1 et 7.
(4) Le secret le mieux gardé du Carnaval, Le Soleil, 30 janvier 1999, p. A-3.
(5) Bonhomme Carnaval se révèle, 8 février 2019. (archives de Radio-Canada).
https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1151183/bonhomme-carnaval-quebec-mascotte-histoire-archives
(6) Le Bonhomme Carnaval a été «kidnappé», L’Action, 31 janvier 1963, P. 1 et 25.
(7) Je t’aime, moi non plus, Le Soleil, 31 janvier 2004, p. A-10.
(8) Carnet du Bonhomme : J’ai eu mon voyage… L’Action-Québec, 17 janvier 1972, p. 3.
(9) Robert Favreau, Le soleil a pas d’chance (Documentaire), Office national du film, 1975, 2h42.
(10) Rejet de l’injonction contre Le soleil a pas d’chance, Le Soleil, 2 décembre 1975, p. G-2.
(11) Jean Provencher, Le Carnaval de Québec, Éditions Multimondes, 2002.
(12) Conversation reconstruite à partir d’une entrevue réalisée avec Lynda Beaulieu, le 18 janvier 2024.

Journaliste
JEAN-SIMON GAGNÉ

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PASCALE CHAYER
ET NATHALIE FORTIER