Infographie Le Soleil

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MYLÈNE MOISAN
mmoisan@lesoleil.com

3 DE 4 / Cinq ans après être allée à Cuba pour réaliser une première série de reportages sur l’état du pays, j’y suis retournée pour voir ce qui a changé. J’avais décelé en 2019 les contours d’une nouvelle révolution, non pas portée par les armes, mais par la 4G qui permet aux Cubains de savoir ce qui se passe dans leur pays. Non seulement cette révolution est résolument en marche, elle s’enracine maintenant dans une crise économique sans précédent où la pauvreté, à l’instar de la colère, secouent les fondations de l’idéologie.

TROISIÈME PARTIE

«Soit nous ressuscitons,
soit nous mourons.»

Daniela* me répond du tac au tac quand je lui demande ce qu’elle pense d’un éventuel retour de Donald Trump à la Maison-Blanche en novembre. Son mari, plus discret, opine du bonnet en faisant une moue qui ne laisse planer aucun doute.

Un retour du républicain ne laisse personne indifférent. La plupart des Cubains rencontrés gardent encore le douloureux souvenir de sa première présidence, entre 2017 et 2021, où il prenait le relais de Barak Obama. En un claquement de doigts, il avait reculé sur presque tous les assouplissements consentis, notamment sur les séjours des Américains à Cuba.

Le pays, comme ce mur près du Capitole, a besoin d’être reconstruit.

Le pays, comme ce mur près du Capitole, a besoin d’être reconstruit.

Joe Biden n’impressionne personne.

De son côté, le président cubain se formalise peu de l’identité du locataire de la Maison-Blanche. Reconnaissant en octobre dernier que Cuba vit une «situation très complexe», il a martelé le discours porté depuis l’embargo de 1962. «Ils nous ont mis dans une situation de pression maximale, d’asphyxie économique pour provoquer la chute de la révolution, pour fracturer l’unité entre les dirigeants et le peuple», a déclaré Miguel Diaz-Canel à la télévision d’État.

«Cela se traduit par une persécution financière, un renforcement du blocus, une vaste campagne de subversion […] pour discréditer la révolution», a dénoncé le successeur de Raoul Castro, qui a accédé au pouvoir deux ans après Trump.

Il n’a toujours pas digéré l’inscription de son pays par Donald Trump, neuf jours avant la fin de son mandat, sur la liste des pays soutenant le terrorisme. «Cela nous a coupés de tous les autres moyens de financement que nous pouvions avoir. […] Nos principales sources de revenus ont été affectées, les envois de fonds, le tourisme, les importations.»

Joe Biden n’a pas biffé le pays de la liste.

Le retour de Trump n’augure donc rien de bon pour cette île des Caraïbes, aucun signe ne laissant présager qu’il ait changé son fusil d’épaule depuis. Un changement de ton serait étonnant, son discours plaisant à l’électorat cubain de Miami qu’il courtise activement et à raison, les exilés comptent pour le tiers des électeurs du comté.

«Ça ne peut pas être pire», me lance en soupirant Feliberto, qui a compris que le salut de son pays ne viendra pas à court terme de Washington.

«Fidel n’aurait pas laissé faire ça», ajoute son ami, nostalgique.

* Le prénom a été changé

Miguel Diaz-Canel (Photo AP/Sergei Guneyev)

Miguel Diaz-Canel (Photo AP/Sergei Guneyev)

(Infographie Le Soleil)

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«Sans le pouvoir, les idéaux ne peuvent être réalisés; avec le pouvoir, ils survivent rarement.»

FIDEL CASTRO > Année inconnue

OPTIMISTE MALGRÉ TOUT

La femme d’affaires Nancy Lussier est plus optimiste, elle en a vu d’autres depuis 30 ans. «Nous travaillons sur ce que nous contrôlons», résume par courriel la présidente de la Chambre de commerce Canada-Cuba quand je lui demande comment elle entrevoit un retour de Donald Trump à la Maison-Blanche.

Nous nous étions parlé quelques jours plus tôt au téléphone, elle avait partagé avec moi les défis auxquels l’économie cubaine est confrontée, à l’instar de ceux qui veulent venir y investir. Elle l’admet d’emblée, «entre 2016 et 2018, ça a été des années très fortes, il y avait une frénésie sur le marché cubain, des pays s’y intéressaient.»

Et Trump vint. «En 2019, on observait que la vague changeait. Il y a eu beaucoup de resserrements, il a mis un frein à la frénésie», constate-t-elle à regret.

Pour continuer à y brasser des affaires, il faut avoir les reins – et le cœur – solides. «Nous, on a toujours été très actifs dans le marché, on est là depuis une trentaine d’années. Ça reste quand même une belle opportunité, mais il y a des précautions à prendre. C’est favorable aux exportateurs qui y sont déjà, mais c’est plus difficile pour les nouveaux.»

Le système bancaire a besoin d’une réforme en profondeur.

Le système bancaire a besoin d’une réforme en profondeur.

Le gros hic, le système bancaire. «Malgré les budgets qui sont là et le mode paiement établi, il n’y a pas d’opérativité. Ça peut être très long avant d’avoir un paiement, un transfert bancaire peut prendre quelques mois, c’est complexe. On comprend dans un esprit positif que la crise économique est en priorité, mais pour les exportateurs, au day to day, c’est difficile.»

Cela dit, elle insiste pour dire qu’il n’y a pas lieu de jeter l’éponge. «C’est certain que c’est plus risqué maintenant, mais il y a encore de belles opportunités dans plusieurs secteurs. Il y a le tourisme qui reste un château fort où on trouve beaucoup de nos produits. Il y a aussi le nickel, il y a de gros investissements canadiens, ça fonctionne bien.»

› Miguel Diaz-Canel Bermúdez

Né le 20 avril 1960
Accession au pouvoir: 10 octobre 2019
Métier: ingénieur

Miguel Diaz-Canel Bermúdez (Photo AP/Jason DeCrow)

Miguel Diaz-Canel Bermúdez (Photo AP/Jason DeCrow)

Miguel Diaz-Canel Bermúdez (Photo AP/Jason DeCrow)

Miguel Diaz-Canel Bermúdez (Photo AP/Jason DeCrow)

UN PLAN VERT

Malgré une économie exsangue et l’incertitude qui plane sur le prochain président américain, Cuba tente de prendre un virage vert, question de s’affranchir du pétrole qui se fait trop rare. «Tout ce qui est lié aux énergies renouvelables est très porteur. Pour tout nouvel investissement, il faut avoir un plan pour les énergies renouvelables, c’est un passage obligé.»

Lussier Transports a pris la balle au bond en mettant sur pied des projets de vélos et de véhicules électriques, qui sillonnent déjà les rues du pays. Pour y arriver, l’entreprise y va par étapes en instaurant d’abord l’assemblage au pays à partir de pièces produites en Chine.

(Photo Nancy Lussier)

(Photo Nancy Lussier)

C’est le cas de l’Écotaxi, qui vient en renfort aux problèmes criants de transport. «On a parti ça avec l’industrie cubaine, avec leur design. Les véhicules ont 150 kilomètres d’autonomie, ils accueillent 7, 8 passagers. Chaque fois, on va plus loin dans la production à Cuba. Avant, c’était juste l’assemblage et là, on fait la production de châssis.»

Le but est celui-ci, «amener Cuba dans la chaîne de valeur», de réduire sa dépendance aux exportations, d’améliorer les conditions de vie des Cubains. «Il y a plus d’ouverture sur des salaires établis selon la productivité. On assiste à une captation des talents du secteur public vers le secteur privé, où les salaires sont parfois plus intéressants.»

(Photo Nancy Lussier)

(Photo Nancy Lussier)

Mais le temps presse. «Le secteur privé va plus vite que la structure. Il y a des solutions, il faut des restructurations profondes, il faut aller vers l’autonomisation des entreprises, qu’elles puissent garder une autonomie sur leurs profits pour grandir et se développer. […] On sent la volonté, mais le problème, c’est d’arriver à mettre les solutions en place, sur le terrain.»

(Photo Nancy Lussier)

(Photo Nancy Lussier)

«Même les morts ne peuvent reposer en paix dans un pays opprimé.»

FIDEL CASTRO > Année inconnue

Source: Chiffres tirés de différentes sources.

Source: Chiffres tirés de différentes sources.

› Joseph Robinette Biden Jr

Né le 20 novembre 1942
Accession au pouvoir: 20 janvier 2021
Métier: avocat

Joe Biden, actuel président des États-Unis. (Photo AP/Gerald Herbert)

Joe Biden, actuel président des États-Unis. (Photo AP/Gerald Herbert)

Joe Biden, actuel président des États-Unis. (Photo AP/Gerald Herbert)

Joe Biden, actuel président des États-Unis. (Photo AP/Gerald Herbert)

LE DENTIFRICE EST SORTI DU TUBE

Les vieilles voitures américaines roulent encore, souvent comme taxis.

Les vieilles voitures américaines roulent encore, souvent comme taxis.

Depuis que le régime a ouvert la porte au secteur privé, il devient difficile d’en contrôler le développement. Le régime cubain, qui cherche encore à tout encadrer, devra tôt ou tard jeter du lest. «Malheureusement, depuis les derniers mois et les dernières années, tout a été recentralisé», exactement le contraire de ce qui doit être fait.

Les lois aussi devront être harmonisées pour refléter la réalité sur le terrain. «Présentement, la ligne est floue entre ce qui est légal et ce qui ne l’est pas, entre autres pour les taux de change. Avec trois taux de change, on ne sait pas ce qui arrive si quelqu’un passe par le non-officiel», qui est le taux le plus courant au pays.

* Taux en vigueur entre les 21 et 28 mai 2024

(Photo Le Soleil/Mylène Moisan)

(Photo Le Soleil/Mylène Moisan)

› Donald John Trump

Né le 14 juin 1946
Accession au pouvoir: 20 janvier 2017
Métier: producteur télé, homme d’affaires

Donald Trump, ancien président des États-Unis et candidat aux prochaines élections. (Photo AP/Gerald Herbert)

Donald Trump, ancien président des États-Unis et candidat aux prochaines élections. (Photo AP/Gerald Herbert)

Donald Trump, ancien président des États-Unis et candidat aux prochaines élections. (Photo AP/Gerald Herbert)

Donald Trump, ancien président des États-Unis et candidat aux prochaines élections. (Photo AP/Gerald Herbert)

ÇA PASSE OU ÇA CASSE?

Certains édifices sont particulièrement bien entretenus.

Certains édifices sont particulièrement bien entretenus.

En 2018, un an après l’élection de Donald Trump, son homologue cubain Miguel Diaz-Canel avait annoncé les couleurs d’une relation froide et tendue. «Nous dialoguerons avec les États-Unis lorsque nous serons traités d’égal à égal», avait-il dit en entrevue à la télé vénézuélienne, condamnant «l’attitude anormale» du pays de l’Oncle Sam.

«Nous n’accepterons pas de nous faire imposer des choses, et nous ne concèderons rien», avait lâché le successeur de Raoul Castro.

Quelques mois après la passation des pouvoirs au démocrate Joe Biden, Diaz-Canel s’était montré dubitatif devant des promesses qui tardaient à être respectées. «Si le président Joseph Biden avait une préoccupation humanitaire sincère pour le peuple cubain, il pourrait supprimer les 243 mesures mises en place par le président Donald Trump, dont plus de 50 cruellement imposées pendant la pandémie, comme premier pas vers la fin du blocus», avait-il tweeté.

Mais les relations étaient loin d’être au beau fixe, Biden ayant alors qualifié le régime cubain d’«État défaillant qui opprime ses citoyens».

Bonjour la cordialité.

Dans une entrevue accordée à un journal espagnol en août 2023, le président cubain déplorait que, contrairement à Obama, l’administration démocrate de Biden n’ait pas choisi d’assouplir les sanctions et le blocus contre Cuba et maintient la quasi-totalité des mesures de Trump. Pourquoi une telle différence entre deux présidents démocrates? […] Ce qui est clair, c’est que l’administration Biden a choisi d’être fidèle à l’approche agressive promue par Trump.»

Le président russe Vladimir Poutine, à droite, et le président cubain Miguel Diaz-Canel au Grand Palais du Kremlin à Moscou, le 9 mai 2024. (Photo AP/Maxim Shemetov)

Le président russe Vladimir Poutine, à droite, et le président cubain Miguel Diaz-Canel au Grand Palais du Kremlin à Moscou, le 9 mai 2024. (Photo AP/Maxim Shemetov)

L’identité du futur président risque aussi d’avoir un impact sur l’échiquier de la guerre en Ukraine, Trump ayant affiché ses sympathies envers le président russe. En cela, il rejoint le président cubain, qui ne cache pas ses accointances avec le dictateur. «J’ai également eu des échanges de vues approfondis avec le président Vladimir Poutine, marqués par la camaraderie et un désir commun de renforcer dans tous les domaines les relations qui distinguent deux nations sœurs, Cuba et la Russie.»

Et encore, «nous rejetons l’expansion progressive de l’OTAN vers les frontières de la Russie, qui a conduit à un scénario aux implications d’une portée imprévisible. En tant que pays défenseur du droit international et attaché à la Charte des Nations unies, qui défendra toujours la paix, nous condamnons toutes les sanctions appliquées à la Fédération de Russie en tant que méthode de coercition.»

Voilà qui promet…

PHOTOS
MYLÈNE MOISAN, NANCY LUSSIER et AP

DESIGNER GRAPHIQUE
NATHALIE FORTIER