

MYLÈNE MOISAN
mmoisan@lesoleil.com
DERNIÈRE DE 4 / Cinq ans après être allée à Cuba pour réaliser une première série de reportages sur l’état du pays, j’y suis retournée pour voir ce qui a changé. J’avais décelé en 2019 les contours d’une nouvelle révolution, non pas portée par les armes, mais par la 4G qui permet aux Cubains de savoir ce qui se passe dans leur pays. Non seulement cette révolution est résolument en marche, elle s’enracine maintenant dans une crise économique sans précédent où la pauvreté, à l’instar de la colère, secouent les fondations de l’idéologie.
QUATRIÈME PARTIE

1. LA BELLE ARNAQUE


On vous offre de signer la chemise originale (!) de Compay, décédé il y a plus de 20 ans. (Photo Mylène Moisan/Le Soleil)
On vous offre de signer la chemise originale (!) de Compay, décédé il y a plus de 20 ans. (Photo Mylène Moisan/Le Soleil)
Rosita*, 67 ans, n’oubliera jamais ce jour quand elle était enfant, où elle était allée chez une amie qui, oui, était la fille d’Ernesto Guevara. «Il s’est approché, il avait une telle présence, et il a m’a donné un bec sur la joue, ici...»
Elle y met sa main. «Je sens encore la douceur de sa barbe».
Celui qu’on appelle encore affectueusement le Che a été ministre de l’Industrie à Cuba jusqu’en avril 1965 avant de partir faire la révolution ailleurs, et il exerce toujours une fascination aussi vive même 60 ans plus tard. Les Cubains le savent trop bien, certains exploitent ce filon pour sous-tirer de précieux pesos à des touristes crédules.
D’abord, on aborde le touriste qui se promène dans la rue, souvent dans la langue de son choix, plusieurs Cubains sont polyglottes. «Vous savez ici, il n’y a aucune violence envers les touristes, c’est très sécuritaire», commencent-ils, avant de vous proposer de vous conduire gentiment dans un endroit méconnu où le Che avait ses habitudes.

Les crimes à La Havane sont rarement violent, plus subtils. (Photo Mylène Moisan/Le Soleil)
Les crimes à La Havane sont rarement violent, plus subtils. (Photo Mylène Moisan/Le Soleil)
Idem avec le Buena Vista Social Club.
Arrivés à destination, on vous amènera souvent dans un endroit où on aura fait une petite mise en scène, en déposant quelques objets, en accrochant quelques photos, où on vous pointera un banc où oui, il s’assoyait. Viendra ensuite le tenancier vous offrir ce qu’il buvait, on vous fera un prix pour en offrir à vos nouveaux amis aussi.
J’ai eu la version Compay Segundo, on m’offrait trois cocktails pour 3000 pesos, l’ardoise affichait 250 pesos pour un.

La vigilance est de mise lorsque vous vous promenez dans la rue. (Photo Mylène Moisan/Le Soleil)
La vigilance est de mise lorsque vous vous promenez dans la rue. (Photo Mylène Moisan/Le Soleil)
Ce n’est effectivement pas un crime violent, mais c’est une arnaque. Et l’extrême pauvreté à laquelle les Cubains sont aujourd’hui confrontés a augmenté la fréquence de ces entourloupettes dont il faut se méfier. Cela dit, ce n’est pas au point de ne jamais engager avec la conversation avec ceux qui vous abordent, simplement d’être prudent.
Et surtout, ne pas leur acheter de cigares.
* Le prénom a été changé





2. DES TAUX DE CHANGE... CHANGEANTS

La guide qui prenait place à bord de la navette entre Varadero et La Havane nous a fait un petit cours «Change 101». En gros, le taux officiel affiché par les convertisseurs de devises sur Internet n’a rien à voir, les taux des banques et des maisons de change sont dérisoires, mais il ne faut surtout pas faire affaire avec des quidams dans la rue.»
Où alors? Avec des quidams dans les hôtels. «Au moins, vous pourrez remonter à cette personne-là si jamais vous avez de faux billets».
Voilà qui est rassurant.
Je me trouvais donc bien maline avec mes foutus dollars canadiens, essayant de dégoter un taux plus avantageux que les 87 pesos offerts dans les banques et les maisons de change. Dans la rue, ou dans les hôtels – ça oscille entre 120 et 200. J’ai obtenu 120 le premier jour à mon hôtel par un gars dont le coffre-fort était un sac de plastique blanc.
Trois jours plus tard, j’ai réussi à avoir 180 pesos par dollar en suivant Emilio dans le stationnement sous-terrain d’un autre hôtel pas loin.
Les convertisseurs de devises indiquent 18.
Difficile de s’y retrouver, donc, dans l’univers bancaire et monétaire complexe de Cuba, où a cours une devise unique depuis 2021, le peso cubain. Avant, les touristes avaient leur peso, le CUC, ce qui prémunissait les Cubains d’une inflation des prix. Aujourd’hui, ils y goûtent sérieusement.

Retirer des devises à Cuba relève parfois de l’exploit, les guichets étant souvent brisés ou vides. (Photo Mylène Moisan/Le Soleil)
Retirer des devises à Cuba relève parfois de l’exploit, les guichets étant souvent brisés ou vides. (Photo Mylène Moisan/Le Soleil)
Et autant eux que vous devez vous armer de patience pour trouver un guichet automatique en état de marche, qui a encore des billets. Les gens qui attendent ne font pas la file, ils demandent en arrivant qui était le dernier, «el último», puis ils s’assoient en attendant leur tour. Et celui qui arrivera après vous fera la même chose, vous serez son «último».
Ça marche bien.


3. LE CHEMIN DE L'EAU, DU CENTRE À LA BANLIEUE

Vous voulez savoir si vous êtes près de la Vieille Havane? Arrêtez-vous dans une petite échoppe chez l’habitant et demandez le prix de l’eau.
Et la grosseur de la bouteille.
D’abord, la Vieille Havane. Dans le quartier le plus touristique de la capitale cubaine, vous vous en doutez, l’eau coûte plus cher, jusqu’au double des quartiers plus éloignés. Et, indice infaillible, on y trouve de petites bouteilles individuelles, qui disparaissent pratiquement à mesure que vous marchez vers la périphérie.
J’ai marché plus d’une heure, c’était frappant.

La Vieille Havane est mieux entretenue que le reste de la ville. (Photo Mylène Moisan/Le Soleil)
La Vieille Havane est mieux entretenue que le reste de la ville. (Photo Mylène Moisan/Le Soleil)
Une fois passés les quartiers les plus fréquentés, la bouteille d’un litre et demi est reine, et son prix rejoint celui du demi-litre demandé à l’ombre du Capitolio. Et d’ailleurs, peu importe où l’on est dans la ville, la majorité de l’eau embouteillée est destinée aux touristes qui ne veulent pas prendre de risques, l’eau traitée y étant de bonne qualité, contrairement au Mexique.
J’en bois, jamais eu de problèmes.
Les restaurants, les bars, les hôtels et les Cubains qui louent des chambres jouent également de prudence en s’approvisionnant en eau potable pour leur clientèle, que ce soit pour offrir à boire ou pour faire des glaçons. C’est encore plus frappant dans les tout-inclus où l’eau embouteillée est la norme, sécurité oblige.
Mais, comme le reste, l’eau en bouteille est parfois aussi frappée par les pénuries, tout comme l’essence, la nourriture et les médicaments.
Il arrive, aussi, que même l’eau publique se tarisse.


4. DANS UN MICRODÉPANNEUR PRÈS DE CHEZ VOUS

Ça saute aux yeux en battant la semelle à La Havane, plusieurs Cubains dont le chez-soi donne sur le trottoir ont converti l’espace derrière la porte ou une fenêtre en un microdépanneur. Le plus souvent, la marchandise est disposée sur une petite table ou sur une chaise, mais elle occupe parfois toute une pièce où sont disposées des étagères.
Les prix, comme l’inventaire, varient d’un endroit à l’autre.

Un peu partout, on trouve de petits dépanneurs dans les maisons. (Photo Mylène Moisan/Le Soleil)
Un peu partout, on trouve de petits dépanneurs dans les maisons. (Photo Mylène Moisan/Le Soleil)
Il y a de tout, ça va de petites enveloppes de poudre à jus, genre Kool-Aid, à des sucreries de toutes sortes, en passant par de coquettes tasses à café. Elles ne sont pas à vendre, c’est le signe qu’on vous y servira un bon cafecito bien serré pour quelques pesos. Il y a aussi du pain, de l’huile, des biscuits, pâtes alimentaires, des œufs et du poulet dans les bons jours.
Des coques de téléphones, des robinets.
Aucune affiche, aucune promotion, on attend patiemment qu’un passant s’y arrête pour y laisser quelques pesos, ils se font rares par les temps qui courent. «Quand on n’a pas les bons outils, on ne peut pas organiser la production. Alors on va au plus facile, à la distribution, c’est la base du commerce, c’est par là qu’on commence», m’explique Nancy Lussier, présidente de la Chambre de commerce Canada-Cuba, qui brasse des affaires depuis une trentaine d’années.
«Avant, quand il y avait le CUC [pour les touristes] et le CUP, c’était une belle période, les Cubains s’en souviennent. Le salaire moyen leur permettait de s’approvisionner dans les magasins en CUP. Il y avait aussi des magasins en MLC [monnaie librement convertible équivalente au CUC] et l’objectif était que ces magasins allaient soutenir les magasins en CUP, qui n’étaient pas rentables.»
Là, ce sont les mêmes prix pour tout le monde.
«Là, on voit ces petits dépanneurs dans la maison des gens, ils achètent des grossistes et revendent, dans un réseau informel à taux élevé. […] Une personne peut avoir une seule PME, alors que chez nous on peut en avoir comme on veut. Et ils ne peuvent pas changer en cours de route. Ici, on peut commencer avec un restaurant et finir avec un salon de coiffure. Pas à Cuba.»

5. DORMIR CHEZ LE CUBAIN

Une des meilleures façons de vous assurer d’aider les Cubains plutôt que de soutenir le régime est d’aller dormir dans une «casa particular», ces chambres chez l’habitant qui sont autorisées par l’État et qui rapportent des revenus intéressants.
Si les réservations étaient un peu hasardeuses par le passé, l’arrivée d’airbnb a permis de faciliter les démarches et de mieux les encadrer. Ainsi, il est aussi simple de louer un logement avec vue sur la Baie de La Havane qu’un joli chalet à flan de cap à l’Anse aux corbeaux. La grosse différence, c’est le prix, on vous demandera environ 30$ la nuit pour une chambre.
Parfois avec le déjeuner inclus.
Les endroits sont souvent bien tenus et plus typiques que les hôtels anonymes et les hôtes sont généralement sympathiques et avenants. Et les Canadiens, les Québécois en particulier, jouissent d’une bonne réputation. «Ils payent bien, ils sont très gentils», apprécie cet ancien militaire qui loue deux chambres chez lui, rue Concordia, dans Centro.
Nous jasions pendant qu’il recousait (!!!) les semelles de mes sandales qui s’étaient subitement détachées au moment où je passais devant chez lui, où il se berçait avec sa femme. Il m’a fait signe d’entrer, a sorti du fil blanc et un espèce de crochet, s’est mis à réparer patiemment mes pauvres godasses.

(Photo Mylène Moisan/Le Soleil)
(Photo Mylène Moisan/Le Soleil)
J’étais assise dans la chaise devant lui, nous avons jasé de ce qui reste de la révolution, de la jeunesse, nous avons parlé du pays qui ne va pas bien, mais qui, il l’espère, ira mieux bientôt.
Il y a beaucoup à recoudre.


PHOTOS
MYLÈNE MOISAN
DESIGNER GRAPHIQUE
NATHALIE FORTIER